https://www.mediapart.fr/journal/france/170519/six-mois-d-allo-place-beauvau-chronique-des-violences-d-etat
Six mois d'Allô Place Beauvau, chronique des violences d'état
Par David Dufresne
Vendredi 17 Mai 2019
En vingt et un tweets commentés, l’écrivain-journaliste David Dufresne raconte ses jours et ses nuits passés à relever les violences policières survenues dans le cadre des manifestations des Gilets Jaunes et des lycéens. Comment le projet Allô Place Beauvau est né, comment il est porté et comment il a évolué.
Est-ce le père qui pleure en moi ? Le premier signalement concerne un lycéen bordelais. Une vidéo d’un adolescent à terre, touché au visage par un tir de Lanceur de Balles de Défense (LBD), et d’un policier qui demande à ses camarades de fermer leur bouche. Deux jours avant cette scène, c'était le premier décembre 2018 et son cortège de blessés graves sur les Champs-Élysées. Par dizaines, les vidéos, les photographies et les témoignages affluent sur mon fil Twitter.
Rien à la télévision, si peu dans la presse et, observateur de longue date du maintien de l’ordre, je suis en état de sidération entre, d’un côté, une violence sans précédent qui s’abat dans le cadre de manifestations sociales, violence inédite par sa brutalité mais aussi dans sa répétition, et, de l’autre, le silence médiatique qui l’entoure et de facto l’autorise.
Allo Place Beauvau commence, entre indignation et lancement d’alerte. Pas un seul instant, je n’imagine que, six mois plus tard, nous en serions où nous en sommes, en alerte et avec des signalements permanents.
Au deuxième signalement, la syntaxe est en place. Le titre, un numéro, les faits, la date et la source, le ton sera clinique et factuel, pour s’adresser au plus grand nombre. C'est un comptage factuel et un manque comblé. Le ministère de l’intérieur, via le compte twitter de la Place Beauvau, est interpellé, plutôt que la police nationale, pour des raisons simples. De toutes les polices, celle du maintien de l’ordre est celle qui relève le plus intimement du politique.
Les déclarations martiales de Christophe Castaner, de Laurent Nuñez, d'Edouard Philippe et même d’Emmanuel Macron, en sont la signature. Nous nous en rappellerons au moment de regrouper tous les signalements dans notre visualisation sur Mediapart, en illustrant notre collection de cartes de quelques-unes de ces déclarations. Il s’agit de pointer avant tout les donneurs d’ordre.
Après les premières diffusions d’images prises, avec l’accord des victimes, par le personnel hospitalier, viendront les rapports des secouristes des rues. Une galerie impensable de gueules cassées se profile. Je passe nuit et jour à rechercher sur les réseaux sociaux tous les cas documentés. Alors seul, je me donne une contrainte. Pour chaque signalement, un document est nécessaire, photographie, vidéo, certificat médical, radio médicale ou plainte.
Les signalements ne sont pas forcément chronologiques, leur numérotation suit la date de diffusion, pas toujours celle des faits. Je commence à remonter au premier acte des Gilets Jaunes, le Samedi 17 Novembre 2018, dont on découvrira plus tard que trois réunionnais y perdront, chacun, un œil, par des tirs de LBD. C'est une illustration de ce que le maintien de l’ordre dit à la française a souvent effectué, une violence plus grande dans les Départements d'Outre Mer (DOM) et dans les Territoires d'Outre Mer (TOM) qu’en métropole.
Ils seront les premiers éborgnés d’une série inédite qui, fait nouveau en matière de maintien de l’ordre social, touchera justement l'hexagone en nombre. A la date du Vendredi 17 Mai 2019, il y a vingt neuf mutilations graves répertoriées en six mois, contre trente six dans les vingt précédentes années, selon les chiffres du collectif Désarmons Les.
Il y a les images et il y a le son. La sentence satisfaite du policier vidéaste de Mantes la Jolie, « voilà une classe qui se tient sage », sonne comme une revendication. Sous nos yeux, le maintien de l’ordre se fait répression. Ces méthodes, cantonnées aux quartiers populaires depuis une trentaine d’années, dans l’indifférence quasi générale, éclatent au grand jour.
Allo Place Beauvau entend documenter cette dérive particulièrement. Il est impossible, en effet, de répertorier seul toutes les violences policières de toutes sortes sur tout le territoire. L’histoire de l’irruption de la vidéo des lycéens de Mantes la Jolie symbolise la nouvelle circulation de l’information.
Diffusée d’abord sur le compte Facebook du policier qui a filmé la scène, elle est rapidement retirée. Mais un compte twitter la récupère et la diffuse. En six mois, elle sera vue par plus de trois millions de personnes. Ce que d’aucuns vont appeler la victoire des médias faibles sur les médias forts.
Lundi 13 Mai 2019, l'Inspection Générale de la Police Nationale (IGPN) a entendu les premiers témoignages des lycéens forcés de s'agenouiller plusieurs heures. L’un de leurs avocats, Arié Alimi, réclame la nomination d’un juge d’instruction, garant d’indépendance dans l’enquête.
En moins de quatre jours, j’en suis à plus de soixante signalements. Le cri d’Antoine va hanter mon quotidien. Pensant à une grenade lacrymogène, il a voulu ramasser une Grenade Lacrymogène Instantanée (GLI), cataloguée comme une arme de guerre par les instances internationales. La grenade comprend vingt six grammes de TNT. La France est un des rares pays européens à l’utiliser sur son sol.
À la date du Vendredi 17 Mai 2019, ce sont cinq GLI qui ont arraché la main de cinq manifestants depuis le premier acte des Gilets Jaunes. Laurent Thines, neurochirurgien, battra bientôt le rappel contre ces blessures de guerre. Bientôt, l’association des ophtalmologistes s’inquiète à son tour.
Il y a le spectre du retour des voltigeurs, ce peloton motocycliste dissous après la mort de Malik Oussekine, le 6 décembre 1986. Trente-deux ans après, au mois de décembre 2018, on les appelle les Détachements d'Action Rapide (DAR). Au mois d'avril 2019, on les appelle les Brigades de Répression de l'Action Violente Motorisée (BRAVM).
Il y a les images tournées par Stéphanie Roy, membre de toute une génération spontanée de vidéastes, Taha Bouhafs, Rémy Buisine, Gaspard Glanz, Clément Lanot et tant d’autres. Leurs moyens légers de tournage et de diffusion en direct modifient considérablement la donne, comme Radio Barricade en mai 1968. Bientôt, les Facebook Live vont se faire légion. Certains déjà m’alertent par message privé de scènes édifiantes qu’ils ont pu capter.
Après un mois de silence médiatique assourdissant, qui sert au déni politique, la France découvre subitement l’étendue des mutilations. Le débat public s'ouvre enfin à la question de l’utilisation en manifestation des armes dites sublétales. À Matignon, comme à Beauvau, comme dans les préfectures, on fait front. Le directeur de la police nationale se fend d’un rappel du mode d’emploi, des caméras-piétons sont réclamées sur le tireur ou son binôme.
Parmi les victimes, il y a Lilian, quinze ans, atteint à la joue et à la mâchoire alors qu’il sortait d’un magasin de sport, une balle perdue, pendant les soldes du mois de janvier 2019 à Strasbourg.
Mediapart met en ligne notre data-visualisation, un projet préparé en trois semaines, autour de plusieurs compagnons de route de longue date. Il y a Hans Lemuet, d'Etamin Studio, il y a Philippe Rivière, de Vision Carto, il y a Karen Bastien et Nicolas Bœuf, de We Do Data, et d’autres. Dès la mise en ligne, nous expliquons la méthode de travail, recueil des cas, recoupements et documents, ainsi que la doctrine d’emploi des principales armes.
Le but est de donner à voir la violence systémique. Ce n’est plus un signalement après l’autre, c’est un signalement sur l’autre. Tous les tweets Allo Place Beauvau sont importés automatiquement dans un tableur confidentiel. Tous les documents, vidéos et photographies, sont copiés et sécurisés.
Les mots-clés des tweets sont directement intégrés, la ville, l’arme en cause, la date et le numéro du signalement. Sont ajoutées quelques informations, parfois des précisions longtemps après les faits selon l’évolution judiciaire, médicale et sociale. Une fois consolidés, les signalements entrent dans la base de données et les graphiques sont mis à jour. Depuis le début, deux vigilantes, Domène et Perline, m’accompagnent dans cette étape.
À l’heure de publication du premier signalement de sa blessure, nous ignorons si Jérôme Rodrigues, figure du mouvement, va perdre son œil. Il a filmé et diffusé la scène en direct. C'est la panique à la préfecture, qui déclenche dans la foulée une enquête de l’IGPN. C’est la seule, sur plus de deux cent vingt plaintes, qui ait été, pour l’heure, confiée à un juge. Son cas fera l’objet d’une petite dizaine de précisions médicales et judiciaires.
Au total, aux sept cent quatre vingt quinze signalements, plus de quatre cent précisions ont été apportées et publiées, sur deux mille trois cent huit courriels reçus et des milliers de notifications.
Après quatre cent signalements, chiffre inconcevable deux mois plus tôt, le ministre de l’intérieur Christophe Castaner, qui reste muet sur nos chiffres, refusera toujours de nous accorder un entretien, malgré nos multiples demandes officielles. Reste que, malgré les mensonges d'état, le dispositif Allo Place Beauvau participe à la visibilisation des violences policières en général. Désormais, la question est abordée partout, radios, presse écrite et chaînes d’information en continu, sur différents tons.
La tournure dramatique des événements gagne les institutions internationales. En premier lieu, les députés européens qui appellent la France « à la transparence, à l’impartialité, à l’indépendance et à l’efficacité des enquêtes lorsque le recours à une force disproportionnée est soupçonné » et qui demandent que « les services répressifs soient toujours tenus responsables de l’accomplissement de leurs tâches ».
Les signalements ne portent pas tous sur des blessés graves. Certains relèvent des manquements possibles au code de déontologie de la police nationale, revu en 2014, du mésusage possible des armes, des humiliations, des insultes et de l’entrave à la liberté de la presse. Toulouse sera une des villes les plus citées, avec Paris, Bordeaux et Nantes. Mais les informations concernent tout autant des villes moyennes ou petites, comme Bar-le-Duc ou Besançon.
À Paris, Dunja Mijatović, commissaire des droits de l'homme du Conseil de l’Europe, m’avait convié à une réunion, à huis clos, le 28 janvier 2019. Son rapport, un mois plus tard, va révéler le nombre astronomique de tirs effectués dans le cadre des manifestations des Gilets Jaunes, entre le 17 novembre 2018 et le 4 février 2019, douze mille cent vingt deux tirs de LBD, mille quatre cent vingt huit tirs de GLI et quatre mille neuf cent quarante deux tirs de Grenades à Main de Désencerclement (GMD).
Interpellée spécifiquement sur mes signalements, la France répondra officiellement à la commissaire que la source mentionnée, qualifiée de décompte effectué par un journaliste indépendant, n’est pas identifiée. C'est un fallacieux tour de passe-passe du Quai d’Orsay, le lien des signalements, donné par la commissaire dans son rapport, renvoyait explicitement à la page Allo Place Beauvau, hébergée par Mediapart, où tout a toujours figuré, en particulier les noms et la méthodologie. C'est le déni par omission.
Parmi les victimes des violences policières dans les manifestations, deux cibles vont se démarquer. Les street medics, à partir du mois de mars 2019, et les journalistes, dès le mois de décembre 2018, avec une recrudescence au mois de mars 2019. Plus d’une centaine de vidéastes, photographes et cameramen seront visés. Reporters Sans Frontières (RSF) s’en émouvra auprès d’Emmanuel Macron, le 3 mai 2019. Plusieurs syndicats, dont le Syndicat National des Journalistes (SNJ), prennent position.
Camouflet cinglant pour la France, l’Organisation des Nations Unies (ONU) s’alarme à son tour. Réponse agacée du premier ministre français, « j'aime beaucoup entendre les conseils du haut-commissaire, mais je rappelle que, en France, nous sommes dans un état de droit et que la république à la fin est la plus forte ». Dans le même temps, le nombre d’enquêtes de l'IGPN explose, cent soixante deux lors de l’interview d’Édouard Philippe, plus de deux cent à la date du Vendredi 17 Mai 2019, du jamais vu. Au sénat, des élus demandent l'interdiction des LBD. Amnesty International s’apprête à faire de même. Les syndicats majoritaires de la police montent au créneau.
Interrogé sur les victimes de violences policières, le premier ministre Édouard Philippe renvoie aux policiers blessés. Si le nombre de ces derniers a toujours figuré dans notre data-visualisation, malgré la communication aléatoire à ce sujet par les autorités, la réplique du premier ministre n’apporte néanmoins pas satisfaction, sauf à considérer la république soumise à la loi du talion.
Il y a un signalement particulier, dans sa forme, il n'y a que du son, ou presque, et dans son fond, il y a la suite judiciaire des arrestations, où l’on aborde la seconde lame de la répression, celle de la justice. La France est alors plongée dans des débats qui la ramènent quarante ans en arrière, loi anticasseurs, arrestations préventives, gardes à vue infondées et bientôt la caractérisation aléatoire de n’importe quel objet pouvant devenir une arme par destination, avant même d’avoir été éventuellement utilisé comme tel. Un échange au commissariat du Havre dit beaucoup de l’aléatoire qui prévaut.
Au fil des mois, ce sont les victimes, leurs proches ou les vidéastes, qui entrent désormais directement en contact avec moi. Cette communication passe essentiellement par courriel, avec un mode d’emploi disponible en ligne. Si les cas sont souvent publiés anonymement, pour des raisons de confidentialité, nous possédons les coordonnées de la majorité des victimes et une trace écrite de nos échanges.
Le retentissement du projet va nous amener à devoir redoubler de vigilance, au moment où, de plus en plus, le camouflage est de mise dans les rues, absence répétée des brassards de police de certains policiers en civil, absence répétée des numéros d’identification et visages cagoulés des policiers. Une poignée de faux signalements avancés par des esprits grincheux parviennent par courriel, fausse cagnotte de faux blessés et deux blagues potaches au goût peu sûr.
La presque totalité de ces pièges ne passe pas l’épreuve de la recherche inversée d’images, par Google Images, ou celle de l’extraction des méta-données des photographies par des outils tels que Meta Picz. Sur près de huit cent signalements et après six mois de travail, notre vigilance a été abusée deux fois, deux signalements erronés qui sont restés en ligne, le premier est resté en ligne une petite nuit et un autre est resté en ligne moins de dix minutes.
La version officielle de la direction de l'Assistance Publique des Hôpitaux de Paris (APHP) et du gouvernement tourne en boucle sur les chaînes et sur les sites d’information, l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière a été victime d’une attaque dans l’après-midi du Mercredi Premier Mai 2019. Le ministre de l’intérieur se rend sur les lieux, accompagné de son second, Laurent Nuñez, et du nouveau préfet de police de Paris, Didier Lallement.
Mercredi Premier Mai 2019 dans la soirée, de premières vidéos me parviennent sur une boîte courriel d'Allo Place Beauvau. Elles contredisent totalement la version du gouvernement. Jeudi 2 Mai 2019 au matin, les témoignages écrits affluent. Il faudra encore attendre quelques heures pour que la vérité éclate et que le Pitié Gate se répande.
Quelques heures après la diffusion d'une vidéo inédite, parvenue par courriel, deux enquêtes sont ouvertes, une enquête administrative et une enquête judiciaire. Des contacts de police, réactivés dès les premiers jours d'Allô Place Beauvau, m’assurent de leur désarroi devant ce qu’ils nomment une « fuite en avant du commandement et des ordres ».
A la date du Vendredi 17 Mai 2019, le bilan provisoire d'Allô Place Beauvau, grand prix du journalisme 2019, s’élève à sept cent quatre vingt quinze signalements, un décès, deux cent quatre vingt quatre blessures à la tête, vingt quatre éborgnés et cinq mains arrachées.
Au bout du compte, si nous comparons le nombre de signalements documentés par Allô Place Beauvau avec les bilans fournis désormais chaque semaine par les street medics, les nôtres, non exhaustifs, restent en deçà de l’ampleur des faits. Si nous nous référons aux chiffres, non documentés, du ministère de l’intérieur, les nôtres restent encore en deçà de la réalité.
À la date du Vendredi 17 Mai 2019, le compte tweeter de la Place Beauvau n’a jamais répondu à nos appels et aucune réponse officielle digne de ce nom ne nous est jamais parvenue.
Et pour finir, c'était le premier Allo Place Beauvau avant le premier Allô Place Beauvau. C'était déjà la sidération. C'était Allo Préfecture de Police. C'était le premier mai 2018, place de la Contrescarpe, à Paris. Un jeune reporter, Taha Bouhafs, immortalise une technique d’immobilisation particulièrement violente.
L’homme qui porte un casque de police, tabassant un manifestant, n’est pas un policier. Ce sera bientôt l’inconnu le plus célèbre de France, Alexandre Benalla, préfiguration six mois avant les Gilets Jaunes d’un maintien de l’ordre illégal et illégitime.