LE MONDE | 10.10.08 | 14h52
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Coeur Défense sera sans doute l'une des très lourdes pertes de la défunte banque d'affaires américaine Lehman Brothers. L'établissement financier, aujourd'hui en faillite, l'a en effet acquise
à prix d'or - 2,11 milliards d'euros - fin mars 2007, auprès des deux propriétaires d'alors : la foncière Unibail et le fonds immobilier Whitehall de la banque d'affaires américaine Goldman
Sachs, une des grandes rivales de Lehman Brothers.
Ce jour-là, Coeur Défense est devenu l'immeuble le plus cher d'Europe, loin devant le "cornichon" londonien. Ce célèbre gratte-ciel de la City, en forme d'obus habillé d'une résille, dessiné
par l'architecte Norman Foster, a été cédé en février 2007 pour "seulement" 911 millions d'euros. Les commentateurs avaient souligné, à l'époque, le prix exorbitant déboursé par Lehman Brothers
pour Coeur Défense, compte tenu de loyers offrant un rendement jugé faible de 4,8 %.
Cette vente a sans doute marqué le point haut du marché immobilier francilien, car, dix-huit mois plus tard, Coeur Défense ne vaudrait plus, selon divers experts, qu'entre 1,1 et 1,8 milliard
d'euros. Et "même plus près d'1,1 milliard d'euros", précise Eric Sasson, qui dirige la branche immobilière de Carlyle Europe : "A ce prix, je serais intéressé pour l'acheter
!", précise-t-il.
Dès que seront clarifiés les liens juridiques entre les divers associés propriétaires de Coeur Défense, sa vente est inéluctable, et Lehman Brothers va probablement perdre non seulement les 528
millions de fonds propres investis dans cet achat, mais aussi une partie du prêt - 1,8 milliard d'euros - consenti à la structure propriétaire. Ses co-investisseurs, le conglomérat américain
General Electric (75 millions d'euros) et un fonds géré par Lehman (78 millions d'euros), risquent également d'y laisser des plumes.
Mais cette tour, décidément symbole de tous les âges de l'immobilier, aura fait gagner beaucoup d'argent à ses précédents propriétaires. Goldman Sachs avait acquis 51 % de cet actif en décembre
2004, l'immeuble étant valorisé à 1,345 milliard d'euros, et l'a revendu à Lehman, à peine plus de deux ans plus tard, avec une plus-value de 56 %.
Plus gâtée encore est la foncière Unibail, son initiateur et premier propriétaire, qui en a, elle, tiré plus d'un bénéfice. Lorsqu'en 1997, Léon Bressler, alors PDG d'Unibail, décide d'acheter
l'ancien terrain du groupe pétrolier Esso pour y bâtir cette tour, il réalise ce qui apparaîtra, avec le temps, comme un coup de maître.
D'abord, il paie 1 milliard de francs le terrain que les vendeurs, un pool réunissant la fine fleur des investisseurs français (la BNP, le Crédit foncier, le Crédit agricole, GAN, la Société
générale...), ont acheté trois fois plus cher en 1992 et ont été incapables de faire fructifier. Leur projet s'est enlisé pendant six ans, victime de leurs bisbilles et, surtout, de la sévère
crise immobilière des années 1990.
Ensuite, Unibail mène tambour battant l'édification de Coeur Défense : seuls trente-deux mois seront nécessaires pour faire surgir le bâtiment. C'est Bouygues qui construit, un chantier
difficile où le groupe de BTP perdra de l'argent : "Ces machos de chez Bouygues ont sous-estimé la jeune polytechnicienne Nathalie Charles, à qui Unibail avait confié le pilotage du
projet, raconte un connaisseur du dossier. Ce qui a valu à plusieurs cadres de Bouygues d'être limogés..."
Mais le bâtisseur n'a pas tout perdu, puisqu'il était associé au tour de table à hauteur de 10 %. L'immeuble, livré en juin 2001, est prêt à temps pour profiter de la reprise du marché
immobilier, ce qui permettra à Unibail de réaliser de fabuleuses plus-values : plus d'1 milliard d'euros, en deux cessions. Ce succès propulse, en outre, Unibail au premier rang des foncières
françaises, voire européennes.
Aujourd'hui, Coeur Défense réapparaît donc dans l'actualité comme un symbole du déclin des grandes banques réputées solides, mais tuées par la crise : "Qu'on le veuille ou non,
commente Léon Bressler, l'ancien patron d'Unibail, l'immobilier est cyclique."