Vous trouverez ci-dessous la deuxième et
dernière partie d’un long message de Bernard Sichère relatif à l’histoire du maoïsme français. Le message est disponible en totalité si vous consultez le site www.laregledujeu.org à l’adresse ci-dessous.
Bernard
Fischer
http://www.laregledujeu.org/2010/04/11/1217/mai-68-mao-badiou-et-moi
Mai 1968, Mao, Badiou et moi
Par Bernard Sichère
Le style, c’est l’homme
Je parlais de boue et de mort : c’est le
point-clé, pour qui du moins veut discuter sans rester dans les généralités. De ce militantisme maoïste, il faut bien rendre compte, puisque ceux qui sont venus par la suite sont en droit de
savoir ce en quoi nous avons cru, ce que nous avons fait, et de quoi nous sommes fiers ou honteux. Quid de l’UCF, organisation rivale de la Gauche prolétarienne dirigée principalement par Alain
Badiou ? Quelqu’un, dans l’article d’Eric Conan publié par Marianne (27 fevrier – 5 mars) déclare que Badiou n’a pas de sang sur les mains parce qu’il n’en a pas eu l’occasion,
tandis qu’un autre, Michel Schneider, le définit comme un « maître pervers ». Autant la seconde de ces qualifications ne me paraît pas hors de propos, autant la première demande des
explications. Soyons clairs : je n’ai pas de plaintes à formuler, je n’ai jamais subi là autre chose que ce que j’ai volontairement accepté (cela me semble la signification exacte du mot
« engagement »). La première chose qui me semble évidente est que l’UCF, tout comme la Gauche prolétarienne, était une organisation sectaire, sévère dans son fonctionnement,
souvent impitoyable dans sa discipline, et d’autant plus fermée sur elle-même que son rapport effectif à la réalité du monde ouvrier était passablement problématique. Que beaucoup, dans sa
composition, aient été de jeunes intellectuels explique bien de choses, tout autant que la quasi-absence en son sein d’implantation ouvrière à la différence de ce qui avait lieu à la Gauche
Prolétarienne, laquelle comptait dans ses rangs pas mal d’établis en usine (ce qui est évidemment tout à leur honneur puisque, lorsque la débâcle s’annonça, les petits chefs de la CGT ne leur
firent aucun cadeau et leur firent salement payer la frousse qu’eux-mêmes avaient éprouvée).
Quand on ne dirige presque rien à l’extérieur,
comment ne pas se concentrer sur la domination à l’intérieur ? Les trois intellectuels qui allaient demeurer si longtemps à la tête de l’UCF (outre Badiou, Natacha Michel et Sylvain Lazarus,
sans compter l’économiste Pierre-Noël Giraud) tenaient leurs troupes par l’argumentation, en quoi Badiou avait bien sûr une longueur d’avance sur les autres et s’imposait facilement à des gens
plus jeunes que sa dialectique séduisait, mais aussi par une discipline de fer (la même, je crois, régnait dans la plupart des organisations maos) et un style qu’Eric Auzoux et Michel Schneider
ont parfaitement décrit : le style militaire propre à une organisation qui se voulait clandestine et s’estimait détentrice à elle seule d’une vérité adamantine. En regard de ceux qui furent
souvent mal traités et qui pour certains le disent aujourd’hui, je pense avoir été clairement ménagé. Raison de plus pour que, me tournant vers un passé de passion, d’amitiés fortes, j’évoque
ceux qui donnèrent à cette organisation tant de leur temps, de leur talent et leur jeunesse même, alors que pour beaucoup d’entre eux ils n’étaient pas encore entrés dans la vie active et parfois
vivaient chichement : qu’on me pardonne si je pense à eux aujourd’hui avec plus d’émotion qu’à ceux qui, au sommet, voyaient en eux d’abord une masse de manœuvre, tout en gérant habilement
par ailleurs leur carrière universitaire. Ce qui me frappe le plus dans les textes de Badiou n’est pas à vrai dire que sans cesse il nous ramène à la chose politique comme au noyau dur de sa
pensée, mais que, des actions menées par ces gens souvent admirables qui s’épuisèrent sans compter sous sa direction, il ne soit sous sa plume pratiquement jamais question. Il y aurait donc d’un
côté la majesté des concepts et de l’autre le dur labeur des gens de peine et des hommes de peu ? Ce n’est pas l’idée, personnellement, que j’avais retenue de Mai 68 : j’avais cru en
une transformation profonde, au contact des révoltes populaires, de la fonction intellectuelle, celle que Foucault par exemple incarnait à l’époque en intervenant dans les prisons et les asiles
psychiatriques comme aux côtés des ouvriers de Solidarnosc en Pologne : nous étions décidément loin du compte.
Sortir de l’organisation : le rire et les
larmes
Je sais comment je suis entré dans cette
organisation : à la suite d’un article que Sollers avait accepté de publier dans Tel Quel et qui concernait le tollé que j’avais suscité au lycée Janson de Sailly en annonçant dès
le début de l’année que j’allais parler de Sade. Vint une réplique maoïste à mon texte, des rencontres, des pourparlers. Je sais également comment j’en suis sorti avec d’autres, dans une phase de
désillusion qu’avait fini par susciter l’impossibilité d’obtenir certains débats et la multiplication incessante de « bilans » solennels, alors que nos pratiques s’enlisaient dans une
absence manifeste de résultats. Il semblait, en somme, que l’accentuation sectaire du discours répondait à la raréfaction des effets produits dans le réel. Elément déclencheur, le drame que vécut
alors notre ami François Balmès accéléra une révolte qui couvait depuis un bon moment. Un violent épisode délirant avait conduit à son internement sans qu’il nous soit possible d’en savoir
plus : nous avions des comptes à demander, qu’on nous refusa (en l’occurrence Pierre-Noël Giraud, économiste et cadre dirigeant). A distance des évènements, je demeure personnellement
convaincu, tout comme François M. qui lui aussi le connut et l’aima, que par une sorte de sainteté qui lui était consubstantielle, il prit alors sur lui la folie de tous pour nous permettre de
l’exorciser une bonne fois.
Reste qu’on ne « sortait » pas de
cette organisation, conformément à des statuts que je n’avais d’ailleurs jamais vus mais qui devaient bien exister quelque part : l’intimidation, essentielle pour qui veut demeurer le
maître, devait jouer jusqu’au bout. Nous avons donc été officiellement « exclus », moi et le groupe des étudiants de Nanterre dont j’étais proche, pour « massisme et
spontanéisme.» Ce jargon sans doute fait rire après coup, mais la violence et la tension, elles, furent très fortes, et je vis autour de moi bien des personnes blessées, abîmées, pour lesquelles
on n’eut aucun égard. En langage clair, nous n’étions pas assez dirigeants, trop à l’écoute et à la remorque des « masses ».
De masses, à vrai dire, nous n’en avions guère
vues, et c’était sans doute d’avoir un peu trop insisté pour les rencontrer qu’on nous faisait grief, en même temps que de ne pas leur avoir suffisamment imposé nos mots d’ordre, puisqu’il était
entendu que nous étions les seuls détenteurs de la « ligne révolutionnaire » (de tout mon militantisme, je ne vis à dire vrai chez nous qu’un seul jeune ouvrier de Renault, fort
sympathique au demeurant, qui fit une brève apparition et ne revint jamais.) Quant à ne pas être assez léninistes, qu’on me pardonne si rétrospectivement cette idée me fait rire. A l’époque, avec
le groupe de Nanterre, il nous arrivait souvent de rire entre nous, par détente, loin des chefs et des fâcheux, ce qui, il faut bien le dire, n’était pas très bien vu dans un groupuscule où
le plus impeccable sérieux était requis en vue d’une tension révolutionnaire sans défaut (je ne crois pas qu’on ait beaucoup rigolé non plus dans la Gauche Prolétarienne sous la férule de
Benny Levy), et où certains idiots pouvaient lancer froidement en pleine réunion que l’homosexualité était bien, comme le disaient les camarades chinois, une « perversion bourgeoise »
(il y a des cons partout, il y en eut aussi chez les maoïstes.) Mobilisation permanente face à un ennemi omniprésent et absolument haïssable, en vue du grand soir au cours duquel les comptes
allaient enfin se régler : cela en effet ne prête guère à la blague.
Ce rire-symptôme, c’est au fond ce qui m’aura
le plus manqué durant tout le temps où l’engagement militant m’éloigna de Tel Quel : j’en retrouvai la bienfaisance libératoire en renouant avec Sollers et Pleynet les fils d’une amitié
depuis jamais démentie. Si d’ailleurs je songe rétrospectivement à la réunion au sommet entre les états-majors de l’UCF et de Tel Quel à laquelle je fus confié au tout début de mon
engagement, je crois à une explication très simple de son échec : s’il est impossible de nier qu’il y eut en l’occurrence guerre au sommet entre deux fortes personnalités, le fait que
Sollers se soit moqué de Badiou citant « le camarade Staline » en lui répondant par « le camarade La Fontaine » (« rien ne sert de courir, il faut partir à point »),
témoigne assez clairement, je pense, du peu de crédit qu’il accordait à son pathos révolutionnaire, et qu’il avait perçu d’emblée, avec un flair très sûr, qu’un compagnonnage ne serait pas
possible pour lui et les siens sous des auspices à ce point dogmatiques, pour ne pas dire un peu fous. Je note au passage que mon dernier échange avec Badiou, faisant boucle d’une manière
éloquente avec le début de mon aventure, aura concerné Sade : comme j’objectais à son éloge de la Terreur révolutionnaire française et de Robespierre le cas de Sade, condamné à mort par
l’infâme Fouquier-Tinville sous le double chef de « ci-devant » et de « libertin », il me fut répondu que je regardais l’histoire « par le trou de la serrure ».
Personnellement, je donnerais tous les romans de Badiou pour quelques pages du « citoyen Sade », qui eut le courage d’écrire « la vue de la guillotine de ma fenêtre m’a fait
plus de mal que toutes les Bastilles imaginables »…
Verbiage révolutionnaire ou vraie
vie ?
« Pourquoi alors êtes-vous
parti ? »… Mais parce que le bon sens n’était décidément pas au rendez-vous et qu’il m’était, comme à d’autres, devenu impossible de ne pas voir l’écart grandissant entre la
réalité du monde et la rhétorique autiste qui permettait à Badiou de dissimuler au moyen d’une conceptualité régulièrement remaniée (Badiou est un inépuisable fabricateur de concepts) l’absence
de toute effectivité. Ce que cette expérience, qui ne fut certes pas vaine mais qui aurait pu être plus courte, m’aura appris, c’est à juger plus lucidement les hommes et à m’en tenir à ce
jugement. Badiou est de toute évidence un homme qui aime dominer les autres (c’est ce que Michel Schneider traduit dans son langage précis d’analyste), et il est également, en politique, celui
qui a décidé une fois pour toutes de n’avoir jamais le pouvoir, ce qui lui permet de s’en tenir à une posture de dénonciation radicale parfaitement confortable en ce qu’elle exclut toute mise à
l’épreuve (c’est ainsi que je comprends « Badiou n’a pas de sang sur les mains… »). On sait comment la GP s’est finalement dissoute : parce que, mise devant l’éventualité de
décider une mise à mort (celle du contremaître Nogrette), elle s’y est clairement refusée. Benny Lévy aura sans doute été un dirigeant tout aussi sectaire que Badiou (il faut relire à cet égard
ses entretiens d’alors avec Sartre et Gavi comme avec Foucault), du moins doit-on mettre à son crédit cette décision, qui fait honneur à tous ceux qui l’ont prise en même temps que lui. Nous ne
nous sommes pas trouvés, nous, dans la même situation, dieu merci, parce que nos actions, souvent épuisantes, n’étaient pas de ce niveau, ce qui explique d’ailleurs que le nom de la GP soit
demeuré dans les mémoires alors que pratiquement personne n’a entendu parler de l’UCF : nous aurons finalement été vertueux plutôt par défaut que par qualité d’âme, car notre discours, lui,
était bel et bien violent, tempétueux et constamment guerrier, rhétorique implacable qui s’adressait plutôt à nous-mêmes qu’à un public absent. De fait, au « Groupe Foudre » de piètre
mémoire, nos « ennemis » laissèrent à désirer : Macciochi, Gérard Miller, Ariane Mnouchkine… on aurait pu rêver plus ardent combat de classe ! Foucault, quand j’osai le
solliciter au téléphone, me rembarra sans ménagement : « Le groupe comment ? Le groupe Moon ? ». Sans commentaire.
L’article d’Eric Conan m’aura en tout cas
appris un certain nombre de choses, à commencer par le fait, assez cocasse, que Badiou aura fini par s’exclure lui-même de sa propre organisation, cas assez unique, il faut bien le dire, dans les
annales du mouvement révolutionnaire. Les écailles lui seraient-elles enfin tombées des yeux quant au caractère fantomatique de l’ « Organisation » au nom de laquelle il
s’imaginait régner sur l’ultra-gauche et sur quelques intellectuels en mal de guide ? Personnellement j’en doute, connaissant son incapacité à la moindre mise en cause de sa personne et de sa
pensée. On peut en tout cas s’étonner de sa si longue discrétion en tant que dirigeant politique sur les faits d’armes et les pages glorieuses qui seraient à son actif et qui pourraient justifier
le ton implacable de ses pamphlets. La radicalité du ton est une chose, encore faut-il que la pratique vienne l’alimenter : recourir à l’emphase guerrière est plus facile que de tenir une
arme dans les mains, et je crains bien que Badiou, qui parle allègrement de massacres dans Le Siècle et qui salue sans hésiter ceux des terreurs antérieures, soit surtout un
révolutionnaire en chambre. Nous n’avons rien risqué vraiment dans l’UCF, et lui non plus : comment imaginer qu’une organisation clandestine, obsédée par les pseudos, les rendez-vous
secondaires, qui avait en cas de coups durs son avocat, maître Vergès, qui jouait en somme à la Résistance, n’ait pas intéressé la police, que celle-ci n’ait pas enquêté sur elle ou décidé de
l’infiltrer, et que si elle avait perçu chez nous la moindre menace effective elle aurait hésité à intervenir ? Comment l’imaginer, quand elle s’est récemment donné le ridicule, et
l’odieux, de construire de toutes pièces un complot terroriste en interpellant au mépris de toutes les lois les gentils épiciers de Tarnac ?
Que Badiou ait finalement quitté la
quasi-clandestinité où son pouvoir de dirigeant politique s’épuisait pour rejoindre les ors de la reconnaissance publique est son choix de philosophe : je n’ai rien à en dire. Libre à lui de
pactiser avec les gens qu’hier encore il couvrait de boue, et d’estimer que la grandeur de sa pensée appelle ce revirement stratégique. Il lui sera difficile en tout cas d’empêcher ceux qui l’ont
connu différent de lui objecter qu’il fait à son tour de la figuration dans le spectacle médiatique, et que du coup le ton arrogant et comminatoire qui est le sien sonne un peu faux. Comme il lui
sera difficile de justifier la présence au premier rang de la claque chargée de l’applaudir en toutes circonstances un gentil délirant comme Mehdi Belaj Kacem (Hegel, « une parenthèse entre
Kant et Badiou », vraiment, sans rire ?) ou ce pénible déconneur de Slavoj Zizek, dont on se demande à la suite de quelle manipulation perverse et indigne il a été soudain propulsé et
imposé à l’avant-scène comme produit éditorial.
Tout reprendre à zéro
La vie est dure ces temps-ci pour ceux qui
pensent et travaillent vraiment, comme elle est dure pour ceux qui cherchent réellement à changer le monde et à le rendre plus respirable : heureusement que le rire nous reste devant
l’imposture. En ce qui me concerne, je ne cède ni à la vanité des regrets, ni au découragement, ni au reniement. Je sais que Mai 1968 a eu lieu, que beaucoup s’en sont réclamés qui n’avaient pas
grand chose à voir avec sa puissance de déflagration et d’émancipation. Je sais aussi que beaucoup d’entre nous ont voulu traduire après coup, dans le langage dépassé et inadéquat de la
dogmatique marxiste-léniniste, ce qui relevait d’un autre domaine d’être. Ce domaine, c’est celui qu’ont mis en évidence dans les années 1960 les acteurs d’une autre révolution, d’un mouvement de
masse tel que les Etats-Unis n’en avaient jamais connu et n’en ont jusqu’à ce jour plus jamais connu : de Kerouac et Ginsberg jusqu’au soulèvement de la jeunesse américaine contre la guerre
du Vietnam mais aussi contre l’americain way of life en sa totalité, quelque chose s’est passé de vrai et de libre dont nous n’avons pas encore pris la mesure,
que les jeunes d’aujourd’hui ne connaissent pratiquement pas, et dont les soulèvements européens de 1968 ne furent en un sens que des relais tardifs. « Les révolutions ne sont jamais assez
révolutionnaires », dit quelque part Heidegger. Badiou comprendrait sans doute : elles ne massacrent pas assez. J’entends (comme Heidegger) la chose autrement : elles ne pensent
pas assez loin ni assez haut, elles s’en tiennent à la logique binaire et ruineuse de la haine de l’autre et de la méconnaissance de soi, elles commencent dans l’intimidation ce qui se prolonge
inévitablement en terreur, en somme elles ne sont pas suffisamment à la hauteur de ce que réclame l’accord profond de l’homme avec l’être comme avec soi-même. Les magnifiques insurgés américains
des années 60 l’ont su, qui croyaient en une vie plus vraie comme en la puissance du poème. La doctrine de l’ « événement » chez Badiou est au fond bien courte, comme sa pensée de
l’homme, sa pensée du temps et sa pensée de l’être. Il est bien possible que ce qui est vraiment révolutionnaire avance « sur des pattes de colombe », comme disait Nietzsche, que cela
n’ait pas grand chose à voir avec les fusillades et les massacres qui fascinent les intellectuels en mal d’action, mais beaucoup plus avec les éclaircies soudaines et inapparentes d’un autre
temps dans le temps, d’une autre histoire dans l’histoire. Il faut apprendre à penser le temps autrement, la politique autrement, l’être autrement. Il faut tout reprendre à zéro.