Chili : Bilan 2011 et perspectives 2012 du mouvement étudiant
"Le Chili est une cocotte minute"
25 Décembre 2011 Par Patricio Paris
Interview par Ruben Andino Maldonado de la revue chilienne Punto Final, 11 décembre 2011.
Traduit par Ulises Urriola
Le Secrétaire général de la Fédération d'étudiants de l'Université de Valparaiso, Sebastián Farfan Salinas,
tire un bilan positif de la mobilisation étudiante. Il affirme que de nouvelles actions à venir en 2012 permettront de se diriger vers une éducation publique, gratuite et
de qualité, depuis la maternelle jusqu'à l'enseignement supérieur.
Farfan affirme que ce prochain été [austral] servira à reconstituer ses forces et redonner un nouvel élan à la cause
étudiante. Mais cette fois-ci, -observe t'il- ce sera avec une conscience plus grande sur le rapport existant entre les demandes propres au mouvement des étudiants et les autres
revendications, qui exigent un changement du modèle néolibéral et des institutions héritées de la dictature. Il reconnaît des différences au sein du mouvement qui ont trait à
l'exigence de la gratuité de l'éducation et au le rôle que s'assigne le Parlement dans l'espace nécessaire à la résolution des revendications sociales. Farfan adopte une position critique à
l'égard des dirigeants politiques et des parlementaires. Il prévoit que les étudiants interviendront aux prochaines élections municipales en tant que groupe de pression en faveur de
ceux qui s'engagent non seulement dans la transformation non seulement de l'éducation, mais aussi du pays.
Sebastián Farfan a vingt-trois ans. Il est né à Playa Ancha, une commune de Valparaiso et il vit près de Quilpué. Il
fait des études d'histoire à l'Université de Valparaiso et il s'intéresse à particulièrement à la recherche sur l'histoire du Chili. Il avoue que ses professeurs ont joué un rôle important dans
sa formation politique et dans la compréhension des phénomènes sociaux. Il appartient au « Collectif d'Etudiants Mobilisés » qui regroupe un vaste nombre de jeunes de
gauche. Ce collectif qui travaille en silence a pour but de regrouper les étudiants et de gagner les élections aussi bien dans l'enseignement secondaire qu'universitaire dans tout le pays.
« Je suis arrivé à ce poste, explique-t-il, suite à un long processus où il aura fallu déplacer les directions conciliatrices du PC et de la Concertation [alliance gouvernant
de 1990 à 2010, composée du Parti Socialiste, Démocratie Chrétienne, Parti pour la Démocratie, Radical Social Démocrate].
Que veut dire aujourd'hui, une gauche « révolutionnaire » ?
Sebastián Farfan : Comme résultat de l'offensive néolibérale
des années 1980, la gauche s'est dispersée créant un vide toujours non rempli. Nous sommes un collectif qui prétend occuper cet espace pour contribuer à une transformation radicale des
conditions de vie actuelles que subissent les Chiliennes et les Chiliens.
Nous ne relevons pas tout de suite le défi de lever un référent en tant que tel, parce que nous pensons que c'est
une construction à long terme, même si les délais se raccourcissent. Le mot révolution a été mal utilisé (abusé) et les groupes qui ont revendiqué le mot sont plutôt marginaux. C'est
pour cela que nous misons sur la création d'un projet massif que puisse changer les institutions politiques et économiques. Programme, stratégie et tactiques sont à
construire. Nous avons la volonté de produire un changement de fond, reconnaissant que ceux qui ont lutté auparavant ont été effacés intentionnellement de la mémoire collective de notre
peuple.
Cette gauche a une histoire de défaites. Quelle serait sa nouvelle physionomie ?
Sebastián Farfan : Il y a des défaites, des expériences
et de l'apprentissage. On ne peut pas enterrer les rêves de plus d'un siècle de lutte révolutionnaire. Nous avons la conviction que les expériences du dernier siècle ont été l'aube d'un
changement Nous sommes arrivés à la conclusion qu'il faut maintenant agir et dépasser des dogmatismes qui nous ont conduits à adopter des schémas étroits faisant obstacle à la saisie de la
réalité. Aujourd'hui la société est plus complexe avec un capitalisme ayant muté par rapport aux analyses faites par Marx et d'autres penseurs. Tout doit se
construire et à partir de ce constat, nous devons réfléchir à la façon de mettre fin à la bureaucratisation de la politique en apprenant à faire de la politique avec de nouvelles méthodes de
travail et à comprendre ce qu'est la lutte sociale. Pour devenir dirigeant, il faut être lié à la base et il est vital de renforcer la capacité d'organisation. Sans un peuple organisé et éduqué,
le groupe dirigeant finit par se bureaucratiser et s'approprier le pouvoir pour ses propres fins.
Pour transformer la société, il n'y a pas des formules préétablies, même si nous nous nourrissons de différentes
expériences. Notre défi est de faire une analyse concrète de la société chilienne et du monde actuel et à partir de là, dessiner la stratégie. Il y a des questions auxquelles nous pouvons
apporter notre contribution, mais pour d'autres, nous devons apprendre des générations précédentes pour élaborer un projet qui permette changer le Chili.
Comme beaucoup de jeunes, nous nous sommes lancés dans l'activité politique cette année, avons la plus grande
disponibilité à réfléchir sur des choses qui jusqu'à présent semblaient être des préoccupations de gens isolés. C'est de ces choses dont on parle dans les occupations et les mobilisations, idées
sur lesquelles on n'échangeait pas auparavant. Devant la dispersion de la gauche et notre méfiance, il faut faire un pas en avant et nous sommes prêts à le faire.
Bilan et projection
Quel est l'avant et l'après du mouvement étudiant ?
Sebastián Farfan : C'est important de faire
un bilan et sa projection. Il faut reconnaître à quel point ont changé les conditions du mouvement étudiant. Il se caractérisait seulement comme une lutte pour des revendications corporatistes,
pour quelques « pesos » ou un crédit de plus, etc. Maintenant, nous avons réussi à formuler nos demandes de fond qui vont au-delà du corporatisme. Cela nous a permis, en tant
qu'étudiants, de faire un saut qualitatif dans nos mentalités.
Peu importe s'ils nous pointent comme des « ultras », nous insisterons sur la gratuité de l'éducation
parce que rien que de se poser la question nous oblige à savoir comment nous comptons le faire. Alors nous répondons : si le cuivre est aux mains d'entreprises étrangères,
il faut les exproprier ». Si les riches ne paient pas des impôts, il faut faire une réforme fiscale. Et si la Constitution ne sert pas à démocratiser le pays, changeons-là.
En quelques mois, nous, les étudiants, avons compris que nous ne sommes pas les seuls agents du changement. Nous devons
travailler avec d'autres acteurs sociaux. Sans les travailleurs, il n'y a pas de transformation sociale possible. Nous devons construire cette force commune. C'est pourquoi nous sommes liés
aux travailleurs et des habitants des quartiers, sous la forme d'Assemblées populaires à Valparaiso et dans bien d'autres régions du Chili. La mobilisation sociale a mis en question
l'institutionalité héritée de la dictature. Aujourd'hui on débat ouvertement sur la légitimité de la Constitution et de ses lois verrouillées. S'ouvre un horizon institutionnel démocratique
similaire à celui que vivent d'autres pays de l'Amérique latine où les peuples s'autonomisent, s'attribuent un pouvoir et démarrent des processus de changements sociaux.
En ce moment au Chili, une crise d'hégémonie est en train de se développer et les concepts propres à la classe
dirigeante sur la démocratie et la croissance économique commencent à vaciler. Les citoyens les contestent et commencent à débattre de projets alternatifs.
Bien que les travailleurs ne se soient pas mobilisés massivement avec nous cette année, il y a eu quelques foyers. J'ai
été frappé de voir sur les barricades du 4 août [2011] à Santiago, des habitants de quartiers de Nuñoa, Puente Alto et d'autres communes nous soutenant en frappant des casseroles et sous d'autres
formes. Il y a un éveil social qui s'exprime dans la rue, soit contre la mauvaise qualité du transport public, soit pour une amélioration des salaires, soit pour la reconstruction immobilière
suite au tremblement de terre de 2010, soit pour la défense de l'environnement ou pour [la non-augmentation du prix] du gaz dans la région de Magellan. Ces foyers de conflit décèlent un malaise
qui commence à s'exprimer dans différents secteurs de la société.
La vieille gauche
Quelle est l'incidence du facteur générationnel dans la lutte sociale ?
Sebastián Farfan : Il y a une génération qui a subi la
triple défaite : celle de 1973, la transition négociée qui a écarté les acteurs du mouvement populaire réactivé entre 1983 et 1987 et enfin le choc émotionnel suite à la chute de l'Union
Soviétique et des « socialismes réels ». Les rêves de transformation sont partis en fumée et même il a été déclaré la fin de l'Histoire.
La nouvelle génération fait irruption sur la scène avec une nouvelle manière de penser. Ce qui nous permet de dire
que nous en avons assez de ce qui se passe au Chili. C'est la raison pour laquelle nous avons décidé de sortir dans la rue, sans trop savoir au début ce que nous étions en train de faire.
Maintenant, il y a des milliers de jeunes qui discutent de la politique dans les centres d'études et les réseaux sociaux. Ceux qui dirigent ce pays enfermés entre quatre murs, devraient prendre
note qu'il y a une nouvelle génération qui ne veut pas simplement changer l'éducation mais qui a des objectifs plus ambitieux.
Quelles critiques vous faites à la vieille gauche ?
Sebastián Farfan : Il y a une gauche à caractère
révolutionnaire qui souffre d'une dispersion frappante, presque tragi-comique. Il y a trop de dogmatisme, beaucoup des plaies ouvertes, beaucoup des divisions. Nous avons besoin
d'unité et d'une alternative commune claire. A partir de la mobilisation sociale, nous croyons qu'il est nécessaire faire le pas et récréer une alternative de gauche.
Il y a aussi une gauche traditionnelle, essentiellement représentée par le PC, parti que nous respectons et valorisons,
mais qu'il traîne beaucoup de tares du passé. Une conséquence de tout ça c'est que les gens ne trouvent pas dans le PC une alternative valable. Le stalinisme pèse encore et il y a dans son sein
beaucoup de dogmatisme qui l'amène à s'auto-considérer comme la seule alternative de la gauche chilienne. Cette gauche chilienne voue un culte à l'institutionalité en vigueur et même si
nous n'écartons pas la possibilité de prendre des charges de maire, de député ou de sénateur, des tribunes importantes certes, nous ne tenons pas du tout à être la cinquième roue du carrosse des
secteurs politiques que nous critiquons. Combien de critiques a fait le PC à la Concertation et maintenant il veut aboutir à des accords avec elle ! Ils parlent même
d'une candidature présidentielle conjointe !
C'est un signal très négatif. Ils disent qu'il s'agit d'un pas tactique, mais bien des fois ces pas définissent la
stratégie. La stratégie du PC va dans une direction erronée et il perd ainsi la possibilité d'être à la tête d'une alternative réelle à ce système, ensemble avec d'autres acteurs de
gauche.
Diversité dans le monde étudiant
Comment le mouvement étudiant gère t'il la diversité ?
Sebastián Farfan : Nous avons appris qu'il faut
protéger les fédérations, les centres d'élèves et les organisations sociales. Avant, quelques groupes de Gauche misaient sur la création d'organisations parallèles. Nous formulons une
stratégie différente. Si nous n'avons pas l'hégémonie, nous luttons pour l'atteindre. Nous avons mené la bataille des idées et nous avons notre influence au sein de la Confech [Confédération des
Etudiants du Chili, regroupant 38 fédérations universitaires]. Nous avons réussi à cohabiter avec des idées distinctes. Il y a des différences dans le mouvement des étudiants. Mais nous
maintenons l'unité pour renforcer l'organisation comme un instrument utile à la lutte du peuple.
Comment s'expriment ces différences et sur quels aspects elles se centrent?
Sebastián Farfan : Il y en avait pour qui demander la
gratuité de l'éducation était une barre trop haute, et d'autres, dont nous, nous étions pour la transformer dans un sujet à discuter. Nous avons réussi à imposer la position de l'éducation
gratuite comme une revendication de fond pour dépasser les simples demandes corporatistes des étudiants. Cela a été la base du débat entre les universités de Santiago et celles des
régions.
Ensuite, il y avait aussi notre divergence avec les dirigeants qui obéissaient au PC ou à la Concertation. En
plus, nous avons divergé sur la forme de conduire la mobilisation étudiante. Il y en avait qui n'étaient pas favorables aux occupations, ni aux mobilisations dans la rue. De surcroît,
ils considéraient convenable d'arriver à des accords avec les recteurs [équivalent de présidents des universités françaises]. Nous avons dit que la mobilisation au travers d'occupations
était nécessaire, car elle permettrait d'affronter la pression du gouvernement et de la droite. Les occupations ont démarré dans les régions et ce n'est que bien après que les étudiants à
Santiago se sont incorporés. C'est bel et bien la pression de la base qui a obligé ces dirigeants à agir autrement.
Quelques parlementaires de la Concertation ont tenté de s'approcher de la Confech en disant :
« Hé ! Les jeunes, nous avons l'intention de changer les choses ». Nous avons répondu : « il faut marquer clairement les différences. Nous ne pouvons pas donner aux
citoyens le signal que la Concertation est une alternative viable, d'autant moins qu'elle a été l'une des responsables de ce qui se passe en matière
d'éducation ».
Comment s'exprime cela dans la discussion du budget au Parlement ?
Sebastián Farfan : Quelques dirigeants étudiants, comme
Camila Vallejo et Giorgio Jackson ont mis tout l'espoir sur le budget 2012 et sur la nécessité de parler avec la Concertation. Nous avons dit que dans l'Assemblée nationale n'allait pas
décider d'une réforme comme celle que nous cherchons et que nos camarades allaient nous reprocher d'avoir une attitude conciliatrice.
Nous sommes allés à l'Assemblée pour voir si on pouvait avancer mais nous nous sommes rendu compte que la droite est
dogmatique dans la défense de son modèle d'éducation et d'autre part, la Concertation a des intérêts [financiers] dans ce système d'éducation. Le résultat est là !
Quelques camarades ont pensé qu'à partir de leur représentation parlementaire [au travers de leurs partis] pouvaient obtenir des changements. En réalité, ils n'ont rien eu !
Nous sommes partisans de changer toute la construction institutionnelle actuelle, parce qu'elle ne peut pas satisfaire à
la demande du peuple. La seule option est de continuer à lutter pour en finir avec ce système structuré par la dictature et la Concertation. Le Chili est une cocotte-minute qui terminera
par exploser.
http://www.alencontre.org/ameriques/amelat/chili/%C2%ABle-chili-est-une-cocotte-minute%C2%BB.html
http://www.blogs.mediapart.fr/blog/patricio-paris/251211/chili-bilan-2011-et-perspectives-2012-du-mouvement-etudiant-le-chili