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Gilles Jacquier, une mort qui éveille les plus vifs soupçons
LEMONDE.FR | 23.01.12 | 17h57 • Mis à jour le 23.01.12 | 18h32
Après le drame, est venu le temps de la commémoration. Ce lundi 23 janvier, confrères journalistes, amis et famille se
réunissaient au théâtre éphémère de la Comédie Française pour rendre un hommage collectif à Gilles Jacquier. Si les mémoires gardent de lui l'image d'un grand reporter aguerri, récompensé par le
prix Albert Londres, sa mort laisse un goût amer à ceux qui l'accompagnaient, ce mercredi 11 janvier, à Homs.
Les premiers témoignages des journalistes présents sur place laissent entrevoir les circonstances obscures de cette
attaque, en plein chaos syrien. Au sein même de l'Elysée, on laissait, dès le lendemain du drame, poindre le doute : "Nous penchons pour une manipulation", indiquait une source proche du
président, citée par Le Figaro, qui faisait remarquer que l'accident "tombe plutôt bien pour un régime qui cherche à décourager les journalistes étrangers et à diaboliser la
rébellion".
La semaine suivante, le même quotidien cite d'autres sources anonymes – qui seraient issues de l'opposition syrienne à
Paris pour l'une, de la Ligue arabe pour l'autre –, et attribueraient la responsabilité du drame à une "bavure" de l'Armée syrienne libre. Celle-ci a aussitôt démenti. L'information venait en
tout cas corroborer la position de Damas, qui crie depuis le premier jour à l'attentat terroriste – soit à la faute des opposants au régime de Bachar Al-Assad.
Derrière ces divergences, viennent les versions de ceux qui étaient présents, sur place, aux côtés de Gilles Jacquier.
Ces dernières retracent le fil tortueux des événements qui ont précédé et suivi la mort du journaliste de France 2. Et surtout, posent des questions qui restent aujourd'hui grandes ouvertes.
Alors que le parquet de Paris a annoncé l'ouverture d'une enquête, deux reporters, Jacques Duplessy et Steven Wassenaar, vont porter plainte pour tentative d'assassinat. Un autre confrère présent
à Homs, Sid Ahmed Hammouche, répond ainsi sans embage au quotidien suiss La Liberté : "Concluez-vous au traquenard ?" " Oui. Je dirais même qu'il s'agit d'un crime d'Etat. Avec du recul,
on se pose beaucoup de questions."
Que faisaient Gilles Jacquier et les journalistes à Homs ?
Loin de l'expédition clandestine, le reportage de Gilles Jacquier pour l'émission "Envoyé spécial" était autorisé par
les autorités syriennes, et facilité par la sœur Agnès Marie de la Croix, personnalité ambiguë qui affiche son soutien au régime. Jeudi 19 janvier, l’émission de France 2 revient sur cette
religieuse, qui joue un rôle-clé pour faire entrer des journalistes étrangers en Syrie. Mais étape après étape, le programme prévu – centré autour de Bachar Al-Assad et de son régime à Damas
– tombe à l'eau.
Il est finalement décidé que l'équipe de journalistes parte à Homs, chose que refusent Gilles Jacquier et le journaliste
reporter d'images Christophe Kenck, selon Thierry Thuillier, directeur des rédactions de France Télévisions. "Mère Agnès le prend mal", explique Christophe Kenck dans "Envoyé spécial".
Menacés d'expulsion, ils finissent par accepter. Elle, par contre, refuse de se joindre au voyage.
Plus tard, à Beyrouth, la religieuse livrera une autre version de cet épisode, assurant avoir tout fait pour assurer la
sécurité des journalistes : "Elle nous aurait même conseillé de prendre des gilets pare-balles pour nous rendre à Homs et de ne pas traîner dans la ville après 15 heures. Des paroles que nous
n'avons jamais entendues…", expliquent Sid Ahmed Hammouche et Patrick Vallélian, deux journalistes suisses présents sur place, dans L'Hebdo.
A Homs, que faisaient-ils dans ce quartier de Hadara ?
Une fois à Homs, l'équipe de journalistes a l'intention de voir de l'intérieur la situation dans les hôpitaux. Elle est
prévenue qu'il est dangereux d'évoluer dans certains quartiers de cette ville, épicentre de la contestation et de la répression, après 15 heures, mais quitte son hôtel à 14 h 30. Rapidement,
changement de programme : "Nous voulions visiter un hôpital, mais on nous a emmenés vers une petite place, près d'une école", explique Patrick Vallélian, dans un autre entretien à
L'Hebdo. Les reporters suisses découvrent plus tard avec étonnement que l'hôpital de la ville, où ils avaient prévu de se rendre, se situait en fait "à l'opposé de notre position,
soit au nord de cette cité d'un million d'habitants".
Les journalistes se retrouvent donc dans ce quartier de Hadara – quartier alaouite, la minorité à laquelle appartient
Bachar Al-Assad –, sans en avoir pris la moindre initiative, selon le témoignage sonore du journaliste de Ouest-France Jacques Duplessy. "J'ai l'impression qu'on était
attendus", avance-t-il.
Que se passe t il alors ?
Il est 15 heures. Des mini-manifestations en faveur du régime éclatent. Les journalistes, entrés dans leurs véhicules
pour partir vers l'hôpital, sont bloqués par l'une d'entre elles.
Des gens invitent des journalistes "à sortir des voitures" pour leur tenir un discours contre les rebelles. Ils
"semblaient en mission commandée ", se souvient un des deux journalistes suisses. Soudain, une première déflagration. Selon France Télévision, malgré la réticence des journalistes,
"la foule va rouvrir les portes [des voitures], extraire les journalistes, et le journaliste reporter d'images Christophe Kenck sera même conduit vers les futurs lieux d'impact des
tirs", poussé par la taille.
Les journalistes suisses, méfiants, restent aux véhicules. Ils racontent ces hommes – un jeune au pull blanc, un
militaire... – qui reviennent plusieurs fois à la charge pour les inciter à se rendre là où tombent les obus. Ils voient, sur les toits, "des hommes qui bougent", probablement des
snipers. Et, nerveux, se collent aux militaires pour ne pas être visés.
Pendant ce temps, une deuxième, puis une troisième explosion retentit. Dans la plus grande confusion, Gilles Jacquier
est monté sur le toit d'un immeuble, entraîné par des Syriens. En sortant, un quatrième tir le touche de plein fouet, et le tue.
Quelle arme a tué Gilles Jacquier ?
Dans l'émission "Envoyé spécial", le journaliste spécialiste de l'armée Pierre Servent pense qu'il s'agit d'un obus de
mortier, tiré, donc, à l'aveugle et d'une portée maximale de trois kilomètres. Il pourrait provenir autant des insurgés, qui pourraient viser les militants pro-régime, que de l'armée syrienne,
qui possède aussi des positions à portée du quartier alaouite, selon l'émission.
Toutefois, s'il s'agit bien d'un obus de mortier, cela pose question : "les déserteurs de l'Armée syrienne libre
(ASL) sont équipés de lance-roquettes, plus rarement de mortiers, dont le maniement est plus compliqué", explique un article du Monde.
Enfin, rien n'exclut que d'autres armes aient été utilisées. Selon les journalistes suisses, le corps de Gilles Jacquier
est resté "intact, avec quelques impacts ronds visibles sur son cœur. Des impacts incompatibles avec une mort par grenade ou mortier", s’interrogent ils dans
L'Hebdo.
En tout cas, le sentiment d'avoir été pris pour cible est omniprésent chez les journalistes. Pour la compagne du
reporter, Caroline Poiron, en en reportage photo pour Paris Match, "c'est un guet-apens". "On nous a fait venir à cet endroit-là, les tirs étaient précis et, d'ailleurs, il n'y a eu
aucun autre grosse destruction dans le quartier. Ce n'était pas une ligne de front", témoigne Jacques Duplessy dans Le Parisien.
Que faisaient les agents de la sécurité censés protéger les journalistes ?
Les journalistes étaient escortés par des policiers syriens qui ne les ont pas suivis sur les lieux des tirs. Dès la
première explosion, "autour de nous, la sécurité, dense quelques minutes plus tôt, s'est évanouie ", remarquent les journalistes suisses dans L'Hebdo. "Ce n'est rien.
Ce sont des bombes sonores", leur dit l'un des policiers. "Les rares hommes de la sécurité restés à notre hauteur nous surprennent par leur nonchalance. L'un d'eux rit. Un autre
plaisante", continuent les reporteurs suisses.
Dans l’hôpital, pourquoi cette insistance des autorités syriennes à emporter le corps ?
Une fois à l'hôpital, les journalistes entourant le corps de Gilles Jacquier subissent le harcèlement des autorités
locales syriennes, qui veulent emporter le corps à Damas ou l'autopsier immédiatement. "Patrick Vallélian donne l'alerte aux autorités françaises et suisses tout en pesant de tout son corps
contre la porte pour repousser les assauts des médias et des autorités locales", relate L'Hebdo.
Etrange aussi, cette intervention de deux observateurs de la Ligue arabe qui, selon les journalistes suisses, viennent
constater le décès du journaliste mais refusent de rester à l'hôpital, préférant "aller manger à l'hôtel". Ou encore ce faux médecin, dont témoigne Sid Ahmed Hammouche dans La
liberté.
A 21 heures, l'ambassadeur de France Eric Chevallier arrive avec une unité de forces spéciales françaises. L'escorte
quitte l'hôpital sous les bruits de tirs et les slogans de manifestants hostiles à la France, qui se sont massés autour du bâtiment.
Quel intérêt aurait le régime de Bachar al Assad à tuer un journaliste étranger ?
A l'hôpital, les journalistes doivent repousser avec virulence deux équipes de la télévision officielle syrienne, qu'ils
soupçonnent de vouloir instrumentaliser la mort du reporter français. Peu après le crime, celle-ci évoque en effet, avant toute enquête, la responsabilité des "terroristes" dans cette
affaire.
Jacques Duplessy voit d'autres raisons pour lesquelles le régime de Bachar Al-Assad pourrait trouver son intérêt dans
cet incident : "Répondre par des faits au discours de Bachar Al-Assad mardi, où il disait que les médias occidentaux étaient responsables de la situation", mais aussi "dissuader
d'autres journalistes" de rendre compte de la situation en Syrie.