Toujours en première ligne, Jérôme Rodrigues le Gilet Jaune qui n'est pas près de se taire
Erigé au rang de martyr pour beaucoup des Gilets Jaunes après avoir été éborgné par un tir de Lanceur de Balle de Défense (LBD), l'homme de quarante ans continue son combat malgré la perte de vitesse du mouvement. France Info fait son portrait.
« Ils m'ont déjà éborgné et, maintenant, ils me mettent en garde à vue. Cela va être quoi la prochaine fois ». Trois jours après son arrestation pour organisation de manifestation illicite sur les Champs-Elysées, en marge du défilé du Dimanche 14 Juillet 2019, Jérôme Rodrigues voit toujours rouge. Mercredi 17 Juillet 2019, les convois policiers qui escortent les ministres des finances du groupe des sept à Chantilly passent au pied de l'appartement de cette figure des Gilets Jaunes, qui a perdu l'usage de son œil à cause d'un tir de LBD et que nous avons joint par téléphone. « Si vous voulez encore m'embarquer, j'habite là », crie-t-il, taquin, à la fenêtre.
Libéré au bout de six heures, sans charges retenues contre lui, le Dimanche 14 Juillet 2019, il a enchaîné les passages dans les médias pour annoncer sa volonté de porter plainte. Dimanche 14 Juillet 2019, deux autres figures du mouvement ont été interpellés, Maxime Nicolle et Eric Drouet. Pourtant Jérôme Rodrigues est le seul à répondre aux sollicitations de la télévision. « Tant qu'ils ne me tuent pas, je ne suis pas près de me taire », martèle le Gilet Jaune de quarante ans. De quoi nourrir un peu plus une popularité grandissante depuis le début du mouvement.
Sur les réseaux sociaux, cette arrestation a immédiatement suscité une vague de soutien chez les Gilets Jaunes. « Il a été mutilé et il va toujours au front, en première ligne. C'est un exemple pour les jeunes », estime, dithyrambique, Matthias, Gilet Jaune meusien qui arbore en photo de profil un dessin à l'effigie de Jérôme Rodrigues, avec son cache-œil noir.
La journée du Samedi 26 Janvier 2019 a érigé Jérôme Rodrigues au rang de martyr pour beaucoup de Gilets Jaunes. Lors de ce onzième samedi de manifestation, sur la place de la Bastille, l'homme de quarante ans est touché par un tir de LBD, en plein dans son œil droit. L'impact a lieu alors qu'il est en direct vidéo sur Facebook. Quand il tombe au sol, l'image vacille, à partir de neuf minutes seize secondes dans la vidéo. On voit alors les street medics se précipiter autour de lui, avec en fond l'ange doré de la colonne de juillet.
Ces images font le tour des médias et c'est à la télévision que la fille et les parents de Jérôme Rodrigues apprennent sa blessure. « Cela les a choqués », raconte-t-il six mois plus tard, la gorge toujours serrée, « mon père, c'est le genre d'homme, assez machiste, qui vous dit qu'un homme ne doit pas pleurer. Cette fois, il a pleuré ».
« Il y avait un périmètre de sécurité et nous ne pouvions pas accéder à lui. Dès que nous avons su qu'ils l'avaient emmené à l'hôpital Cochin, nous avons couru sur place », se rappelle Jamel Bouabane.
Depuis leur rencontre, lors des premiers actes de la mobilisation, les deux hommes sont devenus inséparables. Pendant la convalescence de Jérôme Rodrigues, c'est Jamel Bouabane qui a géré les relations de Jérôme Rodrigues avec la presse. « Dans la soirée du Samedi 26 Janvier 2019, nous avons reçu des centaines de coups de fil de journalistes. Il y avait aussi des dizaines de jaunes présent devant l'hôpital en solidarité », dit Jamel Bouabane.
Pendant ce temps, Jérôme Rodrigues est sur la table d'opération. Malgré les cinq heures d'intervention, les médecins ne parviennent pas à sauver son œil. « Quand il est sorti du bloc, en pleine nuit, il pleurait. C'était un moment terrible », se rappelle sa sœur Helena Rodrigues, d'un an sa cadette, « je lui ai dit que, maintenant, soit il arrêtait son combat, soit il continuait, mais qu’il devait se relever. C'est comme cela que nous avons été élevés ».
Fils d'un père immigré portugais et d'une mère issue d'une famille de fonctionnaire de banlieue rouge, Jérôme Rodrigues a grandi à Tremblay-en-France, dans le département de la Seine-Saint-Denis, avec ses trois frères et sœurs. « Notre père nous a inculqué les valeurs du travail et, du côté de notre mère, nous avons appris à défendre nos droits », continue la cadette. Après cette blessure à l'œil, Jérôme Rodrigues porte plainte contre X et contre le préfet de Paris pour violences volontaires aggravées par personne dépositaire de l'autorité publique.
Commence alors un long bras de fer judiciaire pour récupérer le rapport de l'Inspection Générale de la Police Nationale (IGPN) et pour faire la lumière sur les circonstances de sa blessure. Le tribunal administratif donne finalement raison au Gilet Jaune, le 7 juin 2019, mais le ministère de l’intérieur fait appel, évoquant le secret de l'instruction en cours. « L'appel n'est pas suspensif », s'énerve Arié Alimi, estimant que son client est en droit de consulter le fameux rapport, « l’état est dans l'illégalité la plus totale ».
Pour les Gilets Jaunes, Jérôme Rodrigues est devenu un symbole des violences policières. Lui se défend d'être contre la police. Les vrais coupables sont « ceux qui donnent les ordres, Christophe Castaner et le préfet. Ce sont eux qui doivent être jugés pour cela. C'est pour cela que je me bats », appuie-t-il. Dans son combat, il explique recevoir toute sorte de soutien, « la semaine dernière, un artiste chinois m'a donné un portrait de moi. J'ai aussi reçu plein de poupées à mon effigie. Cela fait chaud au cœur ».
Avec son épaisse barbe grisonnante et son chapeau vissé sur la tête, Jérôme Rodrigues est reconnaissable entre mille. Avec son style et son phrasé bien à lui, il acquiert une certaine notoriété dès le début du mouvement dans ses directs sur Facebook.
Jérôme Rodrigues croise pour la première fois les caméras de télévision le Samedi 15 Décembre 2018, pendant la cinquième journée de mobilisation des Gilets Jaunes, sur les Champs-Elysées, « on m'a proposé de parler en duplex sur CNews, je me suis bien démerdé et on m'a laissé trois minutes en direct ». La journaliste le félicite pour sa performance et prend son contact. Dès le Dimanche 16 Décembre 2018, il se retrouve sur le plateau de la chaîne d'information, casquette des Dodgers de Los Angeles sur la tête.
Dès lors, les passages télé s'enchaînent. Certains sont remarqués, comme cette longue tirade adressée au porte-parole du gouvernement, ou ce débat sur le plateau de CNews dans lequel il malmène le député de la République En Marche (REM) du département du Nord, Christophe Di Pompeo.
Quatre mois plus tard, le parlementaire se souvient très bien de cet échange houleux. « Il a été virulent dès le début, avec des punchlines bien préparées. Je ne m'y attendais pas », raconte Christophe Di Pompeo, persuadé que le Gilet Jaune a été conseillé par des spécialistes en media training. « Je n’ai jamais bénéficié de quoi que ce soit », rétorque Jérôme Rodrigues dans un grand rire, « et je n’ai pas besoin d'entraînement pour lui dire ses quatre vérités. Je pars du principe que, au final, toutes ces personnes vont aux toilettes comme moi. Devant les caméras, certains rougissent dès qu'il faut parler. Ce n’est pas mon cas. J'ai été commercial pendant des années, mon boulot c'était de vendre de la glace à un esquimau », avoue le quadra au tutoiement facile. Après un baccalauréat professionnel, qu'il décroche tout en déchargeant les camions sur le marché pour quelques billets, il est embauché chez Disney, puis à Joué Club où il se retrouve à vingt deux ans chef d'équipe d'une vingtaine de personnes. Le quadra aime narrer ses rencontres. Comme celle avec Michel Boujenah, qu'il a conseillé pour acheter des jouets, ou avec Jacques Chirac au salon de l'agriculture, « il a claqué la bise à toutes les filles, alors je lui ai dit et moi, monsieur le président. Nous nous sommes bien marré ».
Son assurance est contrebalancée par une propension à se justifier constamment. « Je ne suis pas un violent, ni un tire-au-flanc, ni un illettré », répète-t-il à plusieurs reprises lorsqu'il évoque son combat avec les Gilets Jaunes. « J'ai lu tellement de conneries contre moi et j’ai essuyé tellement d'insultes sur les réseaux sociaux que cela ne laisse pas indemne », admet-il, citant notamment la fois où le député de la REM des Hauts-de-Seine Jacques Marilossian l'a traité de débile profond sur BFM Télévision ou les internautes se moquant de son infirmité.
« Même s'il n'en parle pas beaucoup, cette pression et ces insultes l'affectent beaucoup », souffle sa sœur, Helena Rodrigues, « et tout cela sans compter le racisme des personnes qui nous disent de rentrer dans notre pays parce que notre père est portugais ». Jérôme Rodrigues et sa cadette ont déposé plainte après avoir reçu des menaces de mort sur les réseaux sociaux ainsi qu'en message privé sur leurs messageries.
A la violence, s'ajoute des difficultés personnelles. En 2014, Jérôme Rodrigues connaît un accident de vie, une rupture et un licenciement. Il part alors en Espagne, il déménage à Perpignan puis il revient finalement à Paris au mois d’octobre 2018. Sa sœur l'embauche dans son entreprise de Bâtiment et de Travaux Publics (BTP), où il entame une reconversion dans la plomberie. Mais sa blessure à l'œil met un point final à ses plans de vie. « Je n'arrive même pas à me servir de l'eau sans poser la bouteille sur le bord du verre, comment veux tu que je soude des tuyaux avec un chalumeau », souffle-t-il.
Aujourd'hui, Jérôme Rodrigues est dans le flou. Pour son avenir professionnel, tout comme pour celui du mouvement des Gilets Jaunes qu'il continue de porter à bout de bras. « Comme beaucoup de Gilets Jaunes, je suis épuisé et je me pose beaucoup de questions », concède-t-il, « je ne crois pas que cela serve encore à quelque chose de courir comme des poulets sans tête dans tout Paris. Je pense qu'il faut passer par une structuration ».
Son idée est de mettre en place une structure de contre-pouvoir basé sur le principe du Référendum d’Initiative Citoyenne (RIC), une mesure réclamée par les Gilets Jaunes depuis le début du mouvement. « Il y a treize régions. Chacune vote pour un homme et une femme. Cela fait vingt six personnes, qui sont à tout moment révocables et dont le job est de remonter ce que veulent les Gilets Jaunes », explique-t-il.
Au sein de cette assemblée sera désignée « une personne pour aller parler dans les médias et pour s'opposer au gouvernement ». Jérôme Rodrigues se rêve-t-il à la tête de ce shadow cabinet des Gilets Jaunes ? « Je n'ai pas l'âme d'un leader, plus d'une vigie », dit-il, « et puis je ne veux pas être en haut, parce que, si c'est le cas, je n'aurais plus personne contre qui gueuler ».