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Le président tunisien Béji Caïd Essebsi, symbole des ambivalences de la révolution, est mort
Plusieurs fois ministre après l’indépendance, en 1956, il avait accédé à la présidence en 2014. Il avait quatre vingt douze ans.
Il sera revenu assez étrangement à ce patricien d’incarner la révolution. Là était le paradoxe foncier de Béji Caïd Essebsi, à la fois garant de la stabilité de la transition tunisienne et limite à son approfondissement, un pied dans l’ancien régime et l’autre au cœur du printemps 2011. La mort du président tunisien à l’âge de quatre vingt douze ans, annoncée Jeudi 25 Juillet 2019 par un communiqué de la présidence, laisse la Tunisie orpheline d’une figure tutélaire résumant ses propres ambivalences, ce gris d’un chantier hybride qui ne prend des couleurs qu’au regard du chaos ou de l’immobilisme de ses voisins. Béji Caïd Essebsi avait été hospitalisé Mercredi 24 Juillet 2019 pour un problème de santé consécutif au sérieux malaise qu’il avait eu au mois de juin 2019.
Premier chef d'état issu d’un scrutin présidentiel libre en 2014, cet héritier d'Habib Bourguiba, le père de l’indépendance, s’était assigné la mission de réhabiliter le prestige de l'état, menacé à ses yeux par les surenchères de la révolution. Le moderniste qu’il était n’aura toutefois pu accéder à la magistrature suprême qu’en scellant un pacte avec les islamistes d'al Nahda, ses farouches adversaires de la veille, plaçant la tactique au-dessus de l’idéologie. Et surtout il aura rétabli en son palais de Carthage une ambiance de sérail dynastique, en cautionnant les ambitions de son fils, qui cadrait mal, là aussi, avec sa rhétorique sur l'état à restaurer. Contradictoire, Béji Caïd Essebsi l’était assurément, à l’image de bien de ses compatriotes.
Né le 29 novembre 1926 à Sidi Bou Saïd, village balnéaire au nord de Tunis, Béji Caïd Essebsi est issu d’une famille de la bourgeoisie tunisoise qui comptait parmi ses aïeux un mamelouk d’origine sarde. Elève du collège Sadiki, à Tunis, pépinière de l’élite tunisienne émergente, il s’ouvre à la fin des années 1930 aux idées du courant nationaliste qui s’active autour d'Habib Bourguiba. Son baccalauréat en poche, il part étudier en 1950 le droit à Paris, où il confirme son engagement militant dans les réseaux du Néo-Destour, le parti d'Habib Bourguiba dont il devient un fidèle.
Devenu avocat à son retour à Tunis, il est naturellement aspiré au lendemain de l’indépendance, en 1956, dans les sphères du nouveau pouvoir. Il commence par occuper des fonctions sécuritaires qui lui vaudront par la suite d’être accusé d’avoir partie liée aux pratiques répressives du nouvel état. Au début de l'année 1963, il est ainsi nommé directeur de la sûreté nationale au ministère de l’intérieur dans la foulée de la découverte d’un complot contre Habib Bourguiba. Il est ensuite promu ministre de l’intérieur, entre 1965 et 1969, en pleine période de répression du mouvement étudiant, puis ministre de la défense en 1969 et en 1970.
Les années 1970 verront toutefois sa relation se distendre avec Habib Bourguiba, qui impose à la Tunisie sa férule autocratique. Après son passage à Paris comme ambassadeur, en 1970 et en 1971, Béji Caïd Essebsi défend des positions en faveur d’une démocratisation au sein du parti au pouvoir, le Parti Socialiste Destourien (PSD), qui lui valent d’être mis sur la touche.
La traversée du désert durera une décennie jusqu’à son retour au sein du gouvernement au portefeuille de ministre des affaires étrangères, entre 1981 et 1986. A ce poste, il doit notamment gérer les remous diplomatiques autour de l’accueil des combattants palestiniens de l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP), chassés de Beyrouth en 1982, et surtout du raid aérien israélien en 1985 contre le siège de l’organisation de Yasser Arafat à Hammam Chott, au sud de Tunis, qui coûta la vie à cinquante palestiniens et à dix-huit tunisiens.
Au lendemain du coup d'état médical, en 1987, de Zine al Abidine Ben Ali contre Habib Bourguiba miné par la vieillesse et la maladie, Béji Caïd Essebsi joue le jeu du nouveau pouvoir. Il est président de l'assemblée nationale, entre 1989 et 1991, un poste qui fait de lui un cacique du régime. Il prendra néanmoins ensuite ses distances avec un pouvoir dont l’obsession à gommer la mémoire d'Habib Bourguiba ne lui sied pas, lui le bourguibien de la première heure. Il s’écarte, sans pour autant rallier l’opposition.
Cette prise de distance permettra de sauver ultérieurement son image. Au lendemain de la chute, le 14 janvier 2011, de Zine Ben Ali, forcé à l’exil par le soulèvement démocratique parti de Sidi Bouzid quatre semaines plus tôt, Béji Caïd Essebsi apparaît comme une personnalité acceptable pour gérer la transition. Du mois de février 2011 au mois de décembre 2011, il est le premier ministre d’un gouvernement provisoire chargé de préparer l’élection d’une assemblée constituante censée sceller la nouvelle ère post révolutionnaire.
La victoire aux élections du mois d'octobre 2011 du parti islamiste al Nahda, qui forme un gouvernement de coalition sous sa houlette, installe Béji Caïd Essebsi dans la posture d’une figure centrale de l’opposition à un moment-clé où le clivage entre islamistes et anti-islamistes s’exacerbe.
En fondant, en 2012, le parti Nidaa Tounès, il prépare méthodiquement la future alternance, exploitant habilement les erreurs et les maladresses d'al Nahda, notamment ses relations mal maîtrisées avec la mouvance salafiste, en voie de radicalisation. Alors que la Tunisie frôle les abysses en 2013 après le double assassinat de deux figures de la gauche anti-islamiste, Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi, des pourparlers s’esquissent pour sortir de l’impasse. Béji Caïd Essebsi et Rached Ghannouchi, le leader d'al Nahda, se rencontrent discrètement au mois d'août 2013 à l'hôtel Bristol, à Paris, un mois après le coup d'état ayant renversé en Egypte Mohamed Morsi, le président issu des Frères Musulmans. Le double contexte régional et tunisien, opposé à l’islam politique, pousse al Nahda à la conciliation.
Quels furent les termes précis du fameux pacte du Bristol conclu entre les deux cheikhs ? Aucun document n’a été formellement signé mais, à en juger par le scénario qui s’est ensuite mis en place, les analystes l’ont résumé à un échange de services. D’un côté, al Nahda accepte d’aider Béji Caïd Essebsi à accéder à la magistrature suprême. En contrepartie, le fondateur de Nidaa Tounès s’engage à protéger al Nahda des ardeurs éradicatrices des faucons de son propre camp anti-islamiste, notamment sa frange la plus liée aux Emirats Arabes Unis (EAU).
Ainsi s’est dessinée la nouvelle équation politique issue du double scrutin législatif et présidentiel de la fin de l'année 2014. Béji Caïd Essebsi est élu président de la république, tandis que son parti, Nidaa Tounès, remporte une majorité relative à l'assemblée des représentants du peuple. A rebours de ses déclarations de campagne, mais en conformité avec l’esprit du pacte du Bristol, le nouveau chef de l'état impose une coalition gouvernementale entre Nidaa Tounès et al Nahda, au risque d’être accusé de trahison par une fraction de son propre électorat.
A ses yeux, la Tunisie n’a d’autre option que la voie du dialogue et de la négociation. « Ensemble, nous avons apprivoisé nos démons intérieurs en acceptant en chacun de nous une part de l’autre », dit-il à la journaliste Arlette Chabot dans un livre d’entretien, « Tunisie, la démocratie en terre d’islam », aux éditions Plon en 2016.
Mais l’accord avec al Nahda va instiller un poison mortel au sein même de Nidaa Tounès. Privé de son ossature idéologique, la lutte contre l’islamisme, le parti du président se fragmente en baronnies et en écuries. Les fractures s’ouvrent d’autant plus aisément que Béji Caïd Essebsi semble adouber les ambitions de son fils, Hafedh Caïd Essebsi, nommé à la tête de Nidaa Tounès et dès lors successeur potentiel au sommet de l’état. Cette dérive dynastique, ainsi que la dénoncent les dissidents du parti, ternit gravement l’image du président. L’homme d’état se déprécie en parrain familial.
Les couteaux s’aiguisent de tous côtés. Le chef du gouvernement lui-même, Youssef Chahed, jeune premier choisi à l’été 2016 par Béji Caïd Essebsi en personne, finit par s’affronter au fils, et donc au père, qui s’estime trahi par cet obligé ingrat. Face au champ de ruines qu’est devenue sa propre famille politique, le chef de l’état tente de redorer son blason bourguibien en proposant l’égalité successorale entre les hommes et les femmes. Il rêve d’une sortie par le haut. Le cacique de l’ancien régime égaré en révolution, qui a torpillé la justice transitionnelle, de peur de réveiller les cadavres dans les placards, aurait pu au moins se targuer d’une belle audace sociétale.
Acclamé par les associations féministes et salué dans les capitales occidentales, le projet d’égalité dans l’héritage n’a toutefois toujours pas franchi le parcours d’obstacles au parlement. Béji Caïd Essebsi n’aura pas disposé du bras politique pour l’imposer, rendu impotent par les effets débilitants de ses faiblesses familiales, cet atavisme de palais surgi des temps immémoriaux. Son œuvre n’aura finalement été que d’incarner à son insu une transition inaboutie, ce qui n’est assurément pas insignifiant à l’échelle de la région.