Djarabulus, vitrine des opérations turques en Syrie
La ville, reprise à l'organisation Etat Islamique à la fin du mois d'août 2016, connaît un difficile retour à la normale
Par Olivier Riou, envoyé spécial du Monde à Djarabulus
Jeudi 20 Octobre 2016
Ils sont alignés dans la cour de récréation, niveau par niveau, et, à l’appel de leur maître, rejoignent les bancs de leur salle de classe.
Deux mois après la fuite des djihadistes de l’organisation Etat Islamique de Djarabulus, une partie des enfants de cette bourgade agricole du nord de la Syrie, à la frontière avec la Turquie, ont retrouvé le chemin de l’école.
Sur les neuf établissements de la ville, que les djihadistes avaient saccagés, souvent minés et parfois reconvertis en centres de torture, un premier a pu rouvrir ses portes à la fin du mois de septembre 2016.
Un autre a été transformé en hôpital et un troisième en caserne, pour les troupes de l’Armée Syrienne Libre (ASL), la branche modérée de la rébellion contre Bachar al Assad, actrice de la reprise de Djarabulus, avec l’appui de l’armée turque, à la fin du mois d'août 2016.
Les six écoles restantes seront réhabilitées au plus vite, promettent les autorités locales, chaperonnées par le gouvernorat de Gaziantep, la grande ville turque voisine, à une soixantaine de kilomètres au nord.
« Nous n'avons pas encore de manuels scolaires, mais nous nous débrouillons », explique Abou Hassan, un instituteur. « Vous n’imaginez pas ma joie de revenir ici après deux années à ne rien faire. L’espoir renaît enfin ».
La venue du Monde à Djarabulus, Mercredi 19 Octobre 2016, s’est faite dans le cadre d’un voyage organisé par le bureau du premier ministre turc, Binali Yildirim. Une trentaine de journalistes internationaux ont participé à ce déplacement qui offrait une rare occasion de pénétrer en territoire syrien. En temps normal, les risques d’enlèvement et la menace des bombardements russes et syriens barrent l’accès aux zones rebelles. Mais le récent rapprochement entre Ankara et Moscou, principal allié du régime de Bachar al Assad, sanctuarise de facto Djarabulus.
« Rôle vital des turcs »
L’assaut de l’ASL bénéficiait de la caution tacite de Moscou. Il s’est poursuivi par l’expulsion des hommes de l’Etat Islamique d’un territoire de quatre vingt kilomètres de long, accolé à la frontière turque. Ce faisant, non seulement la Turquie purge cette bande stratégique de toute présence djihadiste, mais elle bloque aussi l’expansion des kurdes syriens des unités de protection du peuple (YPG), jumeaux des séparatistes du parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), en guerre contre Ankara depuis 1984.
Un coup double périlleux, baptisé Bouclier de l’Euphrate, dont Ankara a besoin d’assurer la promotion sur la scène internationale, d’où son empressement à faire venir des journalistes étrangers à Djarabulus.
Transportés dans un bus à impériale décapoté, ces derniers ont pu visiter deux écoles, un hôpital de campagne ainsi que la municipalité.
Un circuit sécurisé par l’ASL, orné de portraits de Recep Tayyip Erdogan, le président turc, et jalonné de banderoles vantant les mérites de l’intervention d’Ankara.
« Le rôle turc est vital », insiste Mohamed Habash, le chef du conseil local, composé de représentants des différentes tribus et ethnies de la ville, arabe en majorité, mais aussi kurde et turkmène. L’aide du grand voisin, pilotée depuis Gaziantep, a permis de réparer les réseaux d’électricité et d’eau courante, endommagés par les djihadistes dans leur déroute. Deux Organisations Non Gouvernementales (ONG) turques assurent l’alimentation en pain, interrompue après que les combattants du « califat » ont fui en emportant les machines du fournil local.
Les habitants de Djarabulus auxquels les journalistes ont pu s’adresser, durant les deux heures qu’a duré leur tournée, semblaient apprécier ce début de retour à la stabilité. « La vie reprend ses droits », confie Abou Hassan, un infirmier. Sous l’Etat Islamique, nous ne pouvions pas dire un mot, sans prendre le risque d’être décapité. Il est arrivé qu’ils laissent des corps sans tête pendant plusieurs jours sur la place centrale. Maintenant, nous nous sentons en sécurité. Tant que la Turquie est là, on sait que le régime ne nous bombardera pas ».
Coran piégé
Djarabulus redoute d’être désormais victime de son succès. En l’espace de deux mois, le nombre d’habitants, qui était de mille quand l’Etat Islamique est parti, a bondi à trente mille. Parmi eux, beaucoup de déplacés, venus de régions aux mains des djihadistes ou du YPG, et d’anciens réfugiés syriens en Turquie. Un afflux qui pèse sur les infrastructures à peine renaissantes de la commune.
Le partage du pouvoir local ne se fait pas non plus sans difficultés. Des voix se sont émues de la montée en puissance, à l’intérieur d’une ville aussi multiethnique, de la brigade Sultan Mourad, une unité de l’ASL à dominante turkmène, inféodée à Ankara.
Les responsables locaux craignent enfin qu’en faisant de leur localité une vitrine, la Turquie ne l’expose à un retour de boomerang. Le travail de déminage a saigné les rangs rebelles. « Nous avons perdu des dizaines d’hommes », assure le lieutenant Karim Mohamed. « C’est arrivé que nous trouvions une chaussure posée sur un Coran. Quand nous l’avons enlevée, le recueil a explosé ».
Le risque est grand que la prochaine attaque d’al Bab, l’ultime bastion de l’Etat Islamique dans la zone frontalière, ne disperse dans la nature de nombreux djihadistes. Quand nous demandons à Mohamed Habash, le maire de Djarabulus, ce dont il a le plus peur, il répond sans hésiter, « les voitures piégées ».