GREVE DE MASSE ET BUREAUCRATIES SYNDICALES
Dimanche 12 Février 2023
Vous trouverez ci-dessous la première partie d’un long message de Juan Chingo relatif à l’actuelle situation politique française. Le message est disponible en totalité si vous consultez le site internet de Révolution Permanente à l’adresse ci-dessous.
Bernard Fischer
https://www.revolutionpermanente.fr/Potentialites-et-problemes-strategiques-du-soulevement-de-la-classe-ouvriere-en-France
Potentialités et problèmes stratégiques du soulèvement de la classe ouvrière française
Par Juan Chingo
Depuis Jeudi 19 Janvier 2023, la bataille des retraites a commencé en France. C’est une épreuve de force décisive qui concerne l’ensemble du prolétariat. Dans ce long article, nous abordons les caractéristiques du mouvement, ses limites et les tâches auxquelles nous devons nous atteler pour gagner.
S’il y a un élément qui frappe dans la bataille actuelle, c’est non seulement sa massivité mais aussi sa profondeur. Sur le premier point, jamais un mouvement social n’a démarré aussi fort, atteignant un record absolu depuis les années 1980 lors de la deuxième journée d’action du Mardi 31 Janvier 2023, avec près de trois millions de manifestants dans les rues du pays selon la Confédération Générale du Travail (CGT) et un million deux cent soixante-dix mille manifestants selon le ministère de l’intérieur. Mardi 7 Février et Samedi 11 Février 2023, cette participation massive s’est une nouvelle fois confirmée, avec même un nouveau record pour cette dernière date à Paris, mais pas au niveau national, en partie à cause du début des vacances d’hiver dans une partie du pays, avec plus de cinq cent mille manifestants selon la CGT et quatre-vingt-treize mille manifestants selon le ministère de l’intérieur.
Au-delà de cette puissante démonstration, c’est la profondeur des motifs de la mobilisation qui en est l’élément distinctif. Comme nous l’avons déjà souligné, la contre-réforme des retraites sert de caisse de résonance à toute une série d’autres souffrances sociales, liées aux conditions de vie et de travail. Raymond Soubie, fin connaisseur du dossier du point de vue du patronat et artisan du dernier relèvement de l’âge légal de départ à la retraite en tant que conseiller social de Nicolas Sarkozy en 2010, rappelle dans le Parisien ce qui suit par rapport aux réformes précédentes, « ce qui rend la situation plus difficile aujourd’hui qu’en 2010, 2014 ou 2019, c’est que les français sont soumis à beaucoup d’irritants, l’inflation, les risques de pénurie d’énergie, les mécontentements sur les services publics et les problèmes de la Régie Autonome des Transports Parisiens (RATP). Le sujet des retraites qui, dans l’imagerie sociale des français est un totem et l’incarnation même de la protection sociale, peut servir de catalyseur à la colère ».
Tous ces éléments traversent la mobilisation qui va au-delà de la question des retraites et ils soulèvent notamment des problèmes liés à l’inflation et aux salaires, question qui revient systématiquement dans la bouche des manifestants. Dans les marches, un fort rejet de l’usure de l’exploitation capitaliste s’exprime également. Ainsi, outre la présence de nombreux employés du public, qui ont une plus grande syndicalisation et tradition de lutte, l’une des raisons de la forte mobilisation des villes moyennes et petites, dans des proportions variant entre un habitant sur quatre et un habitant sur cinq de la population totale, est la présence de salariés du secteur industriel.
Comme le note Jérôme Fourquet, « qui dit industrie dit population ouvrière et sensibilité accrue aux enjeux de pénibilité tels que le travail de nuit, le port de charges lourdes ou l’exposition à des produits chimiques. C’est le cas en Bretagne, où plusieurs localités, proches des grandes usines agro-alimentaires, affichent ainsi des chiffres de grévistes et de manifestants considérables, comme par exemple à Quimperlé et à Carhaix-Plouguer. C’est le cas également à Figeac, dans le Lot, avec la sous-traitance aéronautique ».
Même constat du côté de Laval, préfecture de la Mayenne, où la mobilisation a été un record. Selon le correspondant de Reporterre, dans la foule qui défile, il y a beaucoup d’ouvriers de l’agroalimentaire, un secteur qui pèse lourd dans ce département. Il y a les géants laitiers Lactalis, Bel ou Savencia, mais aussi des producteurs de viande porcine, comme le groupe Bigard Charal Socopa. « Nous avons des horaires variables, des charges lourdes à porter et des tâches très répétitives. Nous ne pourrons plus supporter cela à soixante-quatre ans », témoigne Denis, âgé de quarante-trois ans, employé de Savencia. Plus loin, un autre groupe de grévistes arbore les gilets oranges du syndicat. Ce sont des employés de l’abattoir Socopa, situé dans la commune d’Évron, à trente kilomètres de Laval. « Personne n’est capable de travailler jusqu’à soixante-quatre ans sur une chaîne d’abattage », dit André, âgé de cinquante-neuf ans, formateur en abattoir, « ce sont toujours les mêmes gestes qui sollicitent beaucoup les poignets et les épaules. Un cochon arrive toutes les cinq secondes sur la chaîne, cela fait sept-cent-vingt cochons à abattre par heure et il faut enchaîner sans arrêt, d’autant que certains d’entre nous commencent parfois à 2 heures 30 du matin ».
Il y a des réactions similaires du côté des manifestants à Paris suivis par le Monde dans la manifestation du Mardi 31 Janvier 2023, une trentaine de salariés de l’entreprise Fedex, basée à l’aéroport de Roissy, sont venus manifester à Paris pour la troisième fois, après une courte nuit. « Ce matin j’ai fini à 5 heures, j’ai dormi trois heures et puis je suis venu à la manifestation et je continuerai jusqu’au bout », témoigne Zouhaier, âgé de cinquante-sept ans, agent de tri au chargement et au déchargement, « c’est beaucoup de manutention. Si les politiques venaient voir la dureté de notre travail, ils nous donneraient la retraite à quarante ans. Au chargement, nous avons des taux record d’accidents du travail, des jeunes de vingt-cinq ans qui se retrouvent avec des hernies discales, comment vont-ils tenir ? Pour cela, nous avons trois points de pénibilité par an et il faut dix points pour gagner un trimestre de travail en moins ».
La question de la pénibilité est encore au centre de nombreux témoignages des manifestants. Comme chez des salariés de l’entreprise de Bâtiment et de Travaux Publics (BTP) Demathieubard, qui manifestent à Paris. « C’est une question complètement occultée par le gouvernement », estime Olivier Schintu, coffreur de quarante-sept ans, casque de chantier sur la tête, « nous sommes dans le gros œuvre et le gouvernement nous demande d’aller jusqu’à soixante-quatre ans. Toute l’année, nous sommes dehors, la pluie, la neige, la chaleur, les charges lourdes, le bruit, l’intoxication sur des années par la sciure de bois, la silice et le béton, et nous n’avons aucune reconnaissance de pénibilité. Ce sont des personnes qui ne connaissent rien à cela qui décident pour nous. Nous avons un gouvernement qui essaye de passer avec l’article quarante-neuf de la constitution, pendant que les français, tous métiers confondus, payent leur réforme du prix du sang et des sacrifices ».
Jusqu’alors, le macronisme avait été confronté à des mouvements moins massifs mais plus radicaux. C’était le cas des Gilets Jaunes, qui ont mobilisé plusieurs centaines de milliers de personnes en France au plus fort du soulèvement, en cassant la routine syndicale, mais aussi de la grève reconductible des retraites de 2019 et de 2020, dont le début a été imposé par la base des grévistes de la RATP. Aux côtés des cheminots de la Société Nationale des Chemins de Fer (SNCF), ces derniers avaient mené une grève de près de deux mois, l’une des plus longues de l’histoire de France, malgré l’isolement. Plus généralement, le nouveau cycle de lutte de classe qui s’est ouvert en 2016 s’est caractérisé par une moindre massivité et des tendances plus fortes au débordement, marquant l’affaiblissement du contrôle des appareils syndicaux sur les mobilisations.
Contrairement à ces mouvements, la mobilisation actuelle est dirigée et encadrée par l’intersyndicale. La Confédération Française Démocratique du Travail (CFDT) et son leader actuel Laurent Berger dirige l’intersyndicale, sans rompre à aucun moment l’accord avec la CGT, autre pilier d’un syndicalisme français divisé historiquement. Pour avoir une idée de ce que signifie cette direction, rappelons que le réalisme de la CFDT l’a amené à défendre une logique de conciliation de classe et à enchaîner les compromis avec les gouvernements de ces dernières décennies, dès les années 1980, au cours desquelles la CFDT, après son Congrès de Brest, a accompagné le tournant de la rigueur mis en place par François Mitterrand et le Parti Socialiste, jusqu’à la réécriture d’une grande partie de la loi travail en 2016, qui a signifié la fin de la présidence de François Hollande et le dernier chapitre de la crise du Parti Socialiste, en passant par la trahison du grand mouvement de 2003 dans la fonction publique contre la réforme de François Fillon des retraites des fonctionnaires, un temps dénoncée par les cédétistes avant qu’ils ne se rangent dans le camp du gouvernement de droite.
Cette unité syndicale retrouvée et la présence significative de la CFDT sur le terrain de la mobilisation est la grande nouveauté du mouvement. Cela n’avait pas été le cas depuis 2010 lors de la précédente réforme des retraites, où après des mois de mobilisations massives, également à leur apogée, le sarkozysme avait fini par s’imposer aux syndicats. Comme le note Dan Israel dans Mediapart, les syndicats ont aussi découvert que la CFDT pouvait mobiliser très largement ses troupes, comme le prouve la composition des cortèges, dans les grandes villes et ailleurs. Les drapeaux et gilets oranges représentent régulièrement un tiers des défilés, ce qui pèse dans l’équilibre des forces. « La CFDT en a sous la pédale, nous ne le savions pas et c’est impressionnant. C’est clairement Laurent Berger qui mène l’intersyndicale et le mouvement social, c’est le moment de la CFDT », dit un syndicaliste d'un autre syndicat. Nous constatons ce moment de la CFDT au cœur même des manifestations où, lorsque Laurent Berger rejoint la tête du cortège, pas une critique ne fuse à son égard, pas un seul social-traître, le refrain pourtant commun dans la bouche des syndicalistes CGT concernant cette centrale syndicale.
Mais ce qui marque, surtout, ce moment de la CFDT, c’est le fait que, jusqu’à présent, ce qui prévaut dans le mouvement, c’est une stratégie de pression sur la négociation parlementaire. Une stratégie faite d’une succession de manifestations énergiques mais peu radicales, visant à signifier symboliquement le mécontentement des masses. Le réalisme de cette stratégie repose sur le fait que, contrairement à 2010, Emmanuel Macron ne dispose pas d’une majorité au parlement et qu’il est affaibli dès le début de son second quinquennat. Cependant, après avoir échoué une première fois en 2019, Emmanuel Macron et sa clique jouent sur cette nouvelle tentative leur crédibilité et leur capacité à défendre pleinement les intérêts de la bourgeoisie française et le statut de la France dans le concert des grandes puissances impérialistes. C’est un enjeu particulièrement fort à l’heure où la guerre en Ukraine a remis sur le devant de la scène les tensions et les conflits entre les grandes puissances.
Mais l’inflexibilité du gouvernement démontre l’impuissance de la stratégie de Laurent Berger, c’est-à-dire d’une bureaucratie syndicale profondément adaptée au dialogue social, même lorsqu’elle se confronte au mépris du macronisme pour les corps intermédiaires. Interrogé par un journaliste des Echos, Laurent Berger affirme que « je suis préoccupé. Nous avons l’impression que c’est comme s’il ne s’était rien passé depuis le début du mois de janvier 2023 alors qu’il y a un mouvement social d’une très grande ampleur et d’une forme inédite. Les manifestations étonnent par leur géographie et leur sociologie. Regardez ce qui se passe dans les petites villes et dans beaucoup d’endroits, ce sont les travailleurs dans leur grande diversité qui défilent et disent leur refus de l’allongement de l’âge légal de la retraite. Il est en train de se passer quelque chose dont l’exécutif n’a pas conscience. Il est face à un conflit du travail post-pandémique, un conflit du monde d’après confronté à une vision gouvernementale qui n’a pas changé. La mobilisation est massive. Il n’y a pas de violences. Nous n’avons pas pour objectif de bloquer le pays, mais le gouvernement fait la sourde oreille. Quelle perspective trace l’exécutif d’un pays démocratique qui n’entend pas cette expression pacifique du rejet de sa réforme ».
Comme le note à nouveau Dan Israel, face à l’inflexibilité du gouvernement, il y a aussi celle de la CFDT, empêchant de toute manière toute évolution du mode de mobilisation pour le moment. Manifester en masse, cela reste la stratégie de la CFDT, souhaitant que ce soit suffisant. Alors que le manque de perspectives et de plan de bataille risque d’épuiser les travailleurs, les directions syndicales continuent de chercher à gagner du temps en maintenant leur stratégie d’usure. Si la réforme passe finalement, avec ou sans l’aval du parlement, les réformistes expliqueront qu’il est nécessaire d’accepter la légalité de la république, tandis que la CGT ou l’Union Syndicale Solidaire (USS) dénonceront la trahison pour renforcer leurs images de confédérations contestataires, mais impuissantes.
Avant même le résultat final de la bataille, Laurent Berger donne déjà des garanties incroyables au gouvernement en ce sens, affirmant aux Echos que « je ne ferai pas partie de ceux qui diront qu’une réforme de cette ampleur adoptée par l’utilisation de l’article quarante-neuf de la constitution, c’est antidémocratique, mais le gouvernement aurait tort de dire que, une fois le texte voté, le sujet est derrière nous ». En d’autres termes, Laurent Berger refusera de politiser et de radicaliser le conflit, même si le gouvernement choisit de passer en force, en utilisant les outils antidémocratiques et bonapartistes de la constitution de la cinquième république, comme l’article quarante-neuf ou les décrets rendus possibles par l’article quarante-sept. En clair, au moment où la mobilisation pourrait prendre un caractère plus radical que l’atmosphère paisible des quatre premiers actes, la CFDT n’entend pas réagir. C’est pourtant ce scénario qui fait déjà peur à certains dans la macronie.
En effet, nombre d’élus constatent la profondeur de la mobilisation, comme le souligne un article du Figaro et comme le note Philippe Brun, député du Parti Socialiste, c’est une mobilisation qui touche les profondeurs du pays et au cours de laquelle certains détectent une montée d’un antimacronisme. « Le mécontentement contre le gouvernement est évident », dit Jimmy Pahun. Si bien qu’un poids lourd du camp d’Emmanuel Macron s’inquiète, « dans nos circonscriptions, nous ressentons des signaux très forts, l’opinion n’est pas avec nous et, si nous utilisons l’article quarante-neuf, cela va être violent ».
Dans le même temps, la base cédétiste elle-même s’impatiente dans les manifestations, comme le rapporte un témoignage recueilli par Mediapart. « Il faut mettre le bordel. Il n’y a plus que cela à faire », s’indignaient dans la matinée deux manifestantes niçoises âgées de soixante-neuf et de soixante-quatorze ans. À Lyon, Fred, âgé de quarante-sept ans, salarié dans un laboratoire du secteur hospitalier et militant de la CFDT, pense comme elles, « c’est presque trop structuré pour que ce soit révolutionnaire. Nous nous amusons, nous sommes gentils et c’est cool, mais cela ne suffit pas. Il faut reprendre la pression des samedis comme pendant le mouvement des Gilets Jaunes, la journée du Samedi 11 Février 2023 sera un vrai test. Mais c’est la seule voie parce que, après trois jours de grève, les salariés tirent la langue ».
Le moment de Laurent Berger ne peut pas durer. Il reflète une situation d’impasse dans le rapport de forces. Le mouvement de masse montre sa puissance dans les manifestations mais il a encore du mal à avancer vers une contre-offensive qui lui permette de vaincre Emmanuel Macron et l’offensive néolibérale, tandis que le gouvernement, toujours sur la défensive et politiquement affaibli, espère que les contradictions de la mobilisation de masse et surtout le rôle de l’intersyndicale permettent de passer la tempête.
Ce tournant dans la lutte commence à se faire sentir dans les manifestations, où de plus en plus de manifestants commencent à exiger ou à soulever la question d’une action plus dure et d’un blocage du pays si le gouvernement continue à ne pas entendre la massivité des protestations. Certains syndicats, comme l’intersyndicale de la RATP ou la Fédération des Cheminots de la CGT, ont ainsi appelé cette semaine à une grève reconductible à partir du Mardi 7 Mars 2023. L’intersyndicale elle-même a menacé, Samedi 11 Février 2023, dans un communiqué lu par Frédéric Souillot, secrétaire général de la CGT Force Ouvrière, de mettre la France à l’arrêt dans tous les secteurs, Mardi 7 Mars 2023, si le gouvernement et le parlement restent sourds à la contestation populaire. Cette perspective reste au stade de la menace comme l’a précisé Laurent Berger, « l’annonce d’un durcissement, Mardi 7 Mars 2023, laisse un peu de temps au gouvernement s’il veut réagir. Nous dénonçons la position ferme et définitive du gouvernement sur le report de l’âge légal de soixante-deux à soixante-quatre ans. Nous ne sommes pas dans la logique de la grève reconductible et d’un appel à la grève générale. Nous appelons à une grève de vingt-quatre heures, mais pas forcément davantage ».
Coincé entre l’inflexibilité du gouvernement et la radicalisation croissante d’une partie des manifestants, Laurent Berger lui-même est ainsi contraint de durcir le ton, mais sans dépasser certaines limites, évitant par tous les moyens de poser la perspective d’une grève générale politique contre le gouvernement. Pourtant, le caractère politique plutôt que revendicatif de la mobilisation actuelle montre qu’il est possible de franchir un nouveau cap dans la lutte. Pour réussir ce saut dans la confrontation, il est nécessaire d’utiliser activement les trois semaines qui précèdent la fin des vacances dans toutes les régions du pays et de nous préparer efficacement au combat, en faisant entrer toutes les forces dans la bataille, mais il est également important de se pencher sur les échecs stratégiques que la lutte syndicale traîne depuis un certain temps.