Plusieurs anniversaires en Turquie, toujours le même film
Par Pinar Selek
Lundi 12 Décembre 2022
En Turquie, le gouvernement actuel vient de fêter son vingtième anniversaire. Lire ses vingt ans à travers d’autres anniversaires dans ce pays permet de mieux comprendre l’actualité, de l’explosion du 13 novembre 2022 à Istanbul, des frappes contre les kurdes et de la répression contre l’opposition.
C’était avant le gouvernement actuel. En 1998, j’ai été arrêtée par la police turque alors que je menais une enquête sur le mouvement kurde. Le but était de m’obliger à livrer les noms de mes interlocuteurs. J’ai refusé. La torture a duré pendant des jours et des nuits. J'ai refusé. Ils ont fini par me jeter en prison dans un état épouvantable. J’y ai rencontré plusieurs femmes torturées et violées. Si j’avais su alors qu’il y avait trente-cinq mille prisonniers politiques et que la torture était systématique, j’aurais mieux compris pourquoi j’ai passé des nuits, durant deux ans et six mois, avec les cris des femmes torturées.
Le 19 décembre 2000, il y eut l’opération retour à la vie, une répression meurtrière des prisonniers politiques qui s’étaient lancés dans un mouvement de grève de la faim. L’état visait notre isolement total. Ce fut un massacre. J’ai vu mourir mes amis et j’ai entendu leurs cris dans le feu. C’était avant le gouvernement actuel. Le 22 décembre 2000, j’ai été libérée de prison, mais pas du mauvais film qui m’oblige à vivre en exil. Malgré quatre acquittements, je vis, depuis vingt-quatre ans, sous la menace de la prison à perpétuité. Mon procès reflète à la fois la continuité du régime autoritaire en Turquie et les configurations des dispositifs répressifs.
L’année 2022 est le centenaire de la Catastrophe d’Asie Mineure, qui correspond historiquement au massacre et au départ forcé de plusieurs centaines de milliers de grecs. C’est aussi le centenaire du Traité de Lausanne qui a découpé le Kurdistan en quatre. Né du génocide des arméniens et des massacres des grecs et des kurdes, l’état nation turc, nationaliste et militariste, a consolidé sa légitimité au moyen d’un langage mythologique et religieux.
C'est après le troisième coup d’état militaire de 1980 que la résistance du mouvement kurde a provoqué un mouvement populaire transfrontalier et une guerre qui continue jusqu’à maintenant. Par ailleurs, l’émergence et la convergence des nouveaux mouvements sociaux a transformé les modes de mobilisation, les mouvements féministes, écologistes, antimilitaristes et pour la défense des droits des homosexuels, ont formé le nouveau cycle de contestation caractérisé par un pacifisme résistant. Dès ma sortie de prison, j’ai été témoin de la révolution non-structurelle et de renforcement de la répression. Depuis 1992, environ deux mille intellectuels et militants ont été tués. En profitant de la guerre contre les kurdes, l’état profond s’est structuré de manière croissante. Le conseil de sécurité nationale, formé par les militaires, imposait au gouvernement son propre ordre du jour. Pourtant la révolution par le bas a continué.
En 2002, le parti pour la justice et le développement (AKP), néoconservateur et néolibéral, est monté sur la scène, avec le soutien du capitalisme occidental. Sa promesse était de mettre en place un libéralisme économique et politique s’appuyant sur un conservatisme musulman.
En arrivant au pouvoir, il a attaqué le pouvoir du conseil de sécurité nationale turc et il s’est rapproché de l’Union Européenne, en se montrant prêt au dialogue sur les questions arméniennes et kurdes. Même s’ils étaient mêlés aux projets néo-ottomans, ces changements de façade ont suscité, durant les premières années de quinquennat, l’espoir en Europe. Pourtant, sous la conjugaison de multiples effets liés aux alliances économiques et politiques transnationales, nous avons constaté la faillite dans le Proche-Orient des politiques néo-ottomanes de l’AKP, qui s’est trouvé affaibli. Les petites ouvertures se sont refermées rapidement.
Le 19 janvier 2007, Hrant Dink, journaliste arménien qui réclamait la reconnaissance du génocide des arméniens, a été assassiné. En 2009, j’ai quitté la Turquie à la suite de la décision de la cour de cassation qui demandait ma condamnation à la prison à vie. Mais la mobilisation sociale continuait sans faiblir. Les manifestations du parc Gezi en 2013, qualifiées de printemps turc par les médias internationaux, ont fait apparaître sur la scène la révolution par le bas qui était en cours. Mais jusque-là, l’état ne percevait pas ces dynamiques. Dès lors, l’état profond est revenu au galop. L'AKP a fini par s'en accommoder et s’est allié avec les Loups Gris. La Turquie est entrée ainsi dans une période très particulière de son histoire, marquée par la dérégulation économique, juridique et sociale.
Le mouvement démocratique kurde a reçu un coup brutal. Les députés et les maires ont été emprisonnés, il y a eu des confiscations des mairies, des arrestations massives, des assassinats, des procès sans fin, des emprisonnements sans chef d’accusation, des condamnations s’appuyant sur des témoins invisibles et, surtout, les féministes kurdes ont été particulièrement visées. Au mois de janvier 2020, la Turquie comptait quatre-vingt mille prisonniers politiques, des militants, des journalistes, des artistes, des avocats, des écrivains, des universitaires, des députés et des maires. Imaginez un pays qui enferme toutes ces personnes.
Par exemple, en 2022, huit intellectuels, artistes, militants et pacifistes, ont été condamnés soit à la prison à perpétuité, soit à dix-huit ans de prison, pour tentative de renversement du gouvernement par l’organisation des manifestations du parc Gezi en 2013. Quand Sebnem Korur Fincanci, présidente de l’Ordre National des Médecins, a attiré l’attention sur des vidéos de bombes chimiques utilisées par l’état turc contre les kurdes, elle s’est retrouvée en prison. Une stratégie de chaos et de tension accompagnée d’une fibre nationaliste exacerbée se déchaîne. Ce climat empêche une possible alliance électorale entre les kurdes et les kémalistes. Le gouvernement en difficulté sert de carburant à ce sombre répertoire politique.
L’attentat d’Istanbul du 13 novembre 2022 est annonciateur du pire. J’ai suivi cette horreur avec le froid dans le dos. Après avoir immédiatement désigné les kurdes comme coupables, les autorités turques ont lancé l’opération aérienne Griffe Epée dans le nord de l’Irak et de la Syrie, en intensifiant l’usage des armes chimiques. Ils ont tué plusieurs dizaines de personnes, celles qui avaient combattu l’Etat Islamique.
En bénéficiant du feu vert de la Russie et du silence complice de la communauté européenne qui essaie de sauver ses intérêts économiques et financiers à court terme, le gouvernement turc multiplie les attaques, accompagnées d’assassinats des militants et des intellectuels. L’assassinat de la journaliste féministe Nagihan Akarsel, il y a presque un mois, montre que les exilés ne sont pas à l’abri, tant les services turcs sont actifs en Europe. L’année 2023 est prévisible. A l’occasion des échéances électorales, il y aura de nouvelles explosions ou des attentats organisés par les invisibles. Les enquêtes n’aboutiront jamais, comme le complot dont je suis victime.
Recep Tayyip Erdogan célébrera cette année le centenaire de la République de Turquie, en glorifiant le nationalisme kémaliste. Même si les mouvements sociaux dans ce pays sont des plantes qui poussent dans le béton, l’écart entre leurs ressources et ceux du pouvoir est cruel.
Tant que les pays occidentaux ne prendront pas une position claire contre ces crimes, la Turquie ne sortira pas du tunnel d’horreur dans lequel elle est enfermée. La France et l’Europe doivent briser le silence.