« Ceci pourrait être mon dernier texte », pendant l'épidémie de coronavirus, les lanceurs d'alerte disparaissent les uns après les autres
Depuis le début de l'épidémie, plusieurs journalistes indépendants, dissidents politiques et lanceurs d'alerte ont été interpellés. Beaucoup ont été assignés à résidence ou placés en quarantaine forcée.
Fang Bin n'a plus donné signe de vie depuis quinze jours. L'homme d'affaires chinois, reconverti en journaliste indépendant pour couvrir l'épidémie de coronavirus à Wuhan, a disparu, le 9 février 2020. La Radio Télévision d’Hong Kong (RTHK) croit savoir qu'il a été interpellé chez lui.
Des pompiers auraient fracturé sa porte pour ouvrir le passage à des policiers en civil, détaille la chaîne. « Fang Bin a révélé la réalité de l'épidémie que le gouvernement voulait taire », accuse un de ses proches, interrogé par France Info, « il s'est battu pour la vérité. Les autorités n'ont pas accepté qu'un homme les défie de la sorte ».
Pour rassurer les chinois et le reste du monde sur sa gestion de l'épidémie, le régime s'est engagé dans une bataille de l'information. Lors d'un discours prononcé le 3 février 2020 et publié douze jours plus tard par l'agence de presse chinoise, Xi Jinping a proclamé une guerre populaire qui doit s'appuyer sur la stabilité sociale. Le président chinois a promis de sévir contre ceux qui profitent de l'épidémie pour lancer des rumeurs.
Cette déclaration s'est traduite par une explosion de la censure sur les réseaux sociaux et par l'interpellation quasi systématique de ceux qui tentent de la braver. Le cas le plus emblématique est celui du médecin Li Wenliang, le lanceur d'alerte qui a révélé au monde l'existence de l'épidémie quand les autorités locales tentaient encore d'en dissimuler l'ampleur. Avant de succomber à la maladie, contractée dans l'hôpital où il travaillait, il avait été interpellé et il avait été forcé à signer un procès-verbal dans lequel il avouait avoir perturbé l'ordre social en colportant des rumeurs.
Avant de disparaître, Fang Bin a lui aussi été accusé par les autorités chinoises de répandre des fausses informations en raison d’une vidéo postée sur You Tube, dont l'accès est bloqué en Chine, le premier février 2020. Sur les images filmées dans un hôpital de Wuhan, nous pouvons voir le reporter compter les corps disposés dans des sacs mortuaires, à l'intérieur d'une camionnette. Nous suivons Fang Bin dans les couloirs de l'hôpital, où il rencontre un homme en sanglots. « C'est mon père », gémit ce dernier, prostré devant la dépouille d'un homme âgé que les médecins n'ont pas pu ranimer. Bouleversante, la séquence suscite une vague d'émotions sur les réseaux sociaux.
Quelques heures après la mise en ligne de ces images, le journaliste citoyen reçoit la visite des autorités chez lui. « Qui êtes-vous », demande Fang Bin aux hommes équipés de masques et de combinaisons postés derrière sa porte, tout en filmant la scène. « Vous vous êtes rendu dans un lieu très dangereux. Vous auriez pu être infecté » par le virus, disent-ils. « Ma température est normale », réplique le journaliste, exigeant qu’ils lui montrent un mandat d'inspection. Les hommes masqués finissent par interpeller Fang Bin, hors caméra.
Ce n'est pas une première pour l'homme d'affaires. Avant de couvrir l'épidémie de coronavirus à Wuhan, Fang Bin s'était déjà engagé contre le gouvernement chinois. « Il a milité pour la défense des pratiquants du Falun Gong, un mouvement spirituel réprimé en Chine, et il est venu en aide à des activistes détenus par le gouvernement. Par le passé, Fang Bin a déjà été détenu par les autorités pendant plusieurs mois. Il connaît les méthodes de la police, c'est pour cela qu'il a filmé l'interpellation. Le gouvernement est sous pression et l'opinion publique est avec lui », a dit un ami de Fang Bin à France Info.
A sa libération, le lendemain, il raconte son interrogatoire au Los Angeles Times. D'après son récit, les hommes qui ont frappé à sa porte n'étaient pas des médecins, mais bien des policiers, qui l'ont accusé de recevoir de l'argent d'organisations étrangères pour faire ses vidéos. Son matériel électronique a été confisqué et Fang Bin a été sommé d'arrêter de répandre la panique. Fang Bin continue de mettre en ligne des vidéos, jusqu'à sa disparition, le 9 février 2020.
Chen Qiushi n'a plus donné de nouvelles à ses proches depuis le 6 février 2020. L'avocat de formation de trente quatre ans, est journaliste indépendant depuis 2019, quand il s'est rendu à Hong Kong pour documenter les manifestations pour la démocratie. A la fin du mois de janvier 2020, il parvient à se rendre à Wuhan, juste avant le placement de la ville en quarantaine. Avec son smart phone monté sur une perche à selfie, il se rend dans les hôpitaux et il filme les conditions de prise en charge des patients, le manque de masques et de matériel de dépistage.
L'exercice est périlleux. En Chine, les reporters doivent disposer d'un certificat officiel, délivré aux seuls journalistes qui travaillent pour des titres de presse autorisés. « Ces journalistes indépendants devraient être encouragés et protégés pour produire de l'information accessible à tous, mais le gouvernement leur impose une censure stricte », regrette Renee Xia, directrice de l'Organisation Non Gouvernementale (ONG) Chinese Human Rights Defenders (CHRD), basée à Washington. Banni des réseaux sociaux chinois, Chen Qiushi contourne la censure grâce à un Virtual Private Network (VPN), un logiciel qui permet de modifier sa géo localisation, pour poster ses vidéos sur Twitter et sur You Tube. « C'est un homme très courageux. Malgré les risques, il estime que son devoir de journaliste consiste à foncer en première ligne dès qu'il se passe un événement, pour voir et témoigner de la vérité », a dit un ami de Chen Qiushi à France Info.
A Wuhan, Chen Qiushi se sent rapidement menacé. « J'ai peur. Devant moi, il y a le virus et, derrière moi, il y a le pouvoir chinois. Aussi longtemps que je serai dans cette ville, je continuerai à témoigner », dit-il, au bord des larmes, dans une vidéo publiée le 30 janvier 2020, « je vais être direct. Je vous emmerde. Je n'ai pas peur de la mort. Vous pensez vraiment que j'ai peur de vous, le parti communiste ».
Conscient des risques, son entourage correspondait très régulièrement avec lui pour s'assurer qu'il était en sécurité. Lorsqu'il ne répond plus, des amis se rendent dans son appartement mais ils trouvent porte close, comme l'explique dans une vidéo Xu Xiaodong, un champion de Mixed Martial Arts (MMA) qui gravite autour du journaliste.
Inquiète, sa mère lance un appel à l'aide sur les réseaux sociaux. Elle est finalement contactée par les autorités, qui lui annoncent que son fils a été placé en quarantaine pour des raisons médicales. Pour ses proches, le motif de sa disparition est autre. « Je lui ai parlé juste avant et il était en bonne santé, ils veulent juste le faire taire », accuse son ami. Sa quarantaine devait prendre fin le 19 février 2020, mais le trentenaire n'a toujours pas donné signe de vie.
Difficile de savoir combien de chinois ont, comme eux, disparu. Contrairement à Chen Qiushi et Fang Bin, de nombreux lanceurs d'alerte et critiques du pouvoir ont été arrêtés sans attirer l'attention des médias occidentaux. C'est le cas de l'ancien prisonnier politique Ren Ziyuan, interpellé le 13 février 2020 pour avoir critiqué en ligne la gestion de l'épidémie par le pouvoir chinois. Xu Zhiyong, autre figure de la contestation chinoise, a été arrêté le 15 février 2020.
Selon un décompte de CHRD, en date du 7 février 2020 et qui n'a pas pu être actualisé depuis, trois cent cinquante et une personnes ont été punies pour propagation de fausses rumeurs sur le coronavirus. « Beaucoup de ces affaires ont donné lieu à des détentions administratives allant de trois à quinze jours », explique Renee Xia, la directrice de CHRD.
« Nombreuses sont les personnes qui, après avoir posté des messages critiques sur internet, ont été emmenées au poste de police, où elles ont été questionnées, intimidées ou assignées à résidence sous prétexte d'une mise en quarantaine », a dit Renee Xia, directrice de CHRD, à France Info.
Le juriste Xu Zhangrun, un des rares intellectuels à avoir remis en cause publiquement la politique de Xi Jinping, en a fait les frais. D'après le Guardian, l'universitaire a été privé de ses moyens de télécommunication à son retour à Pékin, après un séjour dans sa province natale. « Il a été confiné chez lui au prétexte qu'il devait être placé en quarantaine », a affirmé un témoin au journal britannique.
Mesure sanitaire ou tentative de musellement, deux semaines avant d'être assigné à résidence, Xu Zhangrun avait publié un essai passionné sur la gestion de l'épidémie, dans lequel il dénonçait un régime corrompu ayant favorisé l’inefficacité et le chaos. Conscient des risques encourus, il concluait son texte en écrivant qu’il était maintenant facile de prévoir que « je vais faire l'objet de nouvelles sanctions. En fait, ceci pourrait bien être mon dernier texte ».
Une prémonition partagée par Fang Bin. Juste avant de disparaître, le journaliste indépendant a publié sur sa page You Tube une étrange vidéo de treize secondes. On n'y voit rien d'autre qu'un message inscrit sur une feuille de papier, « résistez, citoyens. Reprenez le pouvoir au gouvernement et rendez-le au peuple ».