https://www.huffingtonpost.fr/entry/esther-benbassa-fait-honneur-a-la-republique_fr_5dd255b2e4b01f982f04dfd1
Esther Benbassa fait honneur à la république
« Antisémite » et « négationniste », La polémique déclenchée par l'étoile jaune à cinq branches marquée « muslim » portée par une fillette prise en photographie avec Esther Benbassa lors de la marche contre l'islamophobie a valu à l'historienne un déluge d'insultes. Mais ce qu'on lui reproche vraiment, ce sont ses engagements.
« Youpine », « métèque » et « la trinationale dehors », réseaux sociaux, courriels et lettres, Esther Benbassa croyait peut-être avoir déjà tout vu en termes d’injures et de menaces, menaces de mort comprises. Elle se trompait. Désormais les insultes sont d’une autre nature, « antisémite », « négationniste » et « islamo collaboratrice ».
Elle est assurément loin d’être la seule, en cette circonstance, à subir des attaques indignes. Mais il est clair que certains ont décidé de lui faire payer au prix fort sa participation à la marche contre l’islamophobie, Dimanche 10 Novembre 2019. Dans une formule d’une rare violence, Sabine Prokhoris vient même de la comparer à ces français qui, hier, n’ont rien vu quand on a déporté leurs voisins juifs.
Sa faute est d’avoir twitté une photographie prise sur le parcours de cette marche, où on la voit au milieu d’un petit groupe de manifestants brandissant fièrement des drapeaux tricolores.
Son crime est de n’avoir pas remarqué, sur le moment, sur les vestes de ces personnes, et sur celle de la fillette qui les accompagnait, un autocollant associant une étoile à cinq branches, un croissant de lune et le mot « muslim », le tout en jaune sur fond blanc.
Son péché mortel est d’avoir refusé de considérer a priori cette possible appropriation musulmane du symbole de l’étoile jaune comme un sacrilège et comme la captation indigne d’une mémoire de souffrance.
Esther Benbassa ne nie pas que la simple existence de ce badge ait pu blesser des personnes. Ni que l’on puisse y voir une maladresse. Reste que la focalisation sur ce badge et sur l’envoi de cette photographie est d’abord l’effet visible d’une convergence d’intérêts politiques divers autour de cette manifestation. Elle sert de leurre et elle fait diversion en détournant l’attention de la crise sociale qui secoue notre pays et en empêchant toute réflexion un tant soit peu équilibrée sur la réalité du racisme contre les musulmans.
Esther Benbassa sait parfaitement que le port imposé de l’étoile jaune ne fut que l’une des dernières étapes d’un mouvement long et continu de stigmatisation des juifs depuis le dix neuvième siècle. Elle n’a jamais assimilé la condition des musulmans dans la France d’aujourd’hui à celle des juifs pendant la shoah. Elle est historienne. Elle a pour métier de distinguer, autant que de comparer.
Ses accusateurs d’aujourd’hui font mine d’ignorer qu’elle est l’auteure d’un essai déjà ancien, datant de 2004, couvrant une période longue, depuis la révolution, « la république face à ses minorités, les juifs hier et les musulmans aujourd’hui », et d’une étude importante parue en 2007, « la souffrance comme identité ». Sur la concurrence mémorielle, ses causes et ses dérives, et sur les difficultés de la France à vivre sereinement sa diversité, Esther Benbassa a écrit des pages qui suffisent à réduire à néant les accusations aujourd’hui portées contre elle.
Ces accusations sont ineptes et scandaleuses. Elles font comme si Esther Benbassa n’avait pas de passé. Née juive dans un pays musulman, la Turquie et ayant vécu les premières années de sa jeunesse en Israël, elle est arrivée en France au début des années 1970. Pendant quinze ans, elle a enseigné en lycée et en collège en Normandie puis en banlieue parisienne dans ce qu’on appelle parfois avec une pointe de mépris nos quartiers populaires.
Elle est entrée au Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS) comme directrice de recherche en 1989 et, en 2000, elle a été élue à la chaire d’histoire du judaïsme moderne de l’École Pratique des Hautes Etudes (EPHE). Ses champs de recherche sont connus, l’histoire des juifs en terre d’islam, du sionisme, du judaïsme français et l’histoire comparée des minorités. Elle a écrit et dirigé une trentaine d’ouvrages sur ces sujets, lui ayant valu une reconnaissance internationale.
On reproche en fait à Esther Benbassa ? On lui reproche ses engagements comme intellectuelle publique, d’abord, comme militante associative ensuite et comme politique enfin. Forte de son expertise, libre de toute attache communautaire, hermétique à toute forme de radicalité idéologique et gardant en toute circonstance une franchise et une clarté sans faille, lauréate 2006 du prix Seligmann contre le racisme, Esther Benbassa se bat depuis des décennies contre l’antisémitisme et tous les racismes, islamophobie comprise, contre toutes les formes de discrimination, pour le respect des droits des minorités, pour une solution juste du conflit israélo-palestinien et pour retisser les liens d’un dialogue judéo-musulman.
Depuis son entrée tardive en politique, en 2011, Esther Benbassa est sur tous les fronts, mariage pour tous, PMA pour toutes, LGBT-phobies, violences faites aux femmes, personnes prostituées, monde carcéral, migrants, violences policières, abandon des kurdes du Rojava, justice environnementale et justice sociale. Elle agit avec la même détermination au sénat et sur le terrain, auprès des cheminots, des infirmières, des étudiants et des Gilets Jaunes, qu’elle a invités au Palais du Luxembourg dès le début du mois de décembre 2018 et qu’elle n’a jamais lâchés depuis.
Alors bien sûr, Esther Benbassa casse les codes et elle dérange les petits échanges feutrés ordinaires. Elle n’a pas peur du peuple. Elle est là pour les pauvres, les précaires, les racisés et les autres. Elle les écoute et elle leur parle. Et eux au moins la comprennent et ils respectent l’écharpe tricolore dont certains voudraient la dépouiller.
L’erreur d’Esther Benbassa est en fait de croire que tous ces combats n’en font qu’un. C’est d’incarner, avec d’autres et autant qu’elle le peut, cette convergence des luttes à laquelle une partie de la gauche a renoncé et qui fait peur à beaucoup d’autres, de la République En Marche (REM) au Rassemblement National. On pourra toujours se moquer de son accent. Esther Benbassa est une grande voix. Parce qu’elle est d’abord l’une des voix des sans-voix.
Les signataires de ce texte n’adhèrent pas forcément à toutes ses prises de positions, y compris sur la marche du Dimanche 10 Novembre 2019. Ils ont pu avoir hier des débats avec elle. Ils en auront demain. Mais tous savent une chose. Cette voix-là ne doit pas se taire. Elle ne se taira pas.
Premiers signataires :
Clémentine Autain, Guillaume Balas, Julien Bayou, David Belliard, Olivier Besancenot, Judith Butler, Damien Carême, Luc Carvounas, Gabriel Cohn-Bendit, Éric Coquerel, David Cormand, Sergio Coronado, Rokhaya Diallo, Cécile Duflot, Didier Eribon, Elsa Faucillon, Caroline Fiat, Cédric Herrou, Geoffroy de Lagasnerie, Marie-Noëlle Lienemann, Édouard Louis, Noel Mamère, Edgar Morin, Malik Salemkour, Danielle Simonnet, Arié Alimi, Pouria Amirshahi, Pascal Cherki, Éric Fassin, Alain Joxe, Mathilde Larrère, Danièle Obono, Denis Sieffert, Sophie Tissier, Françoise Vergès, Dominique Vidal