https://agone.org/aujourlejour/sur-lassassinat-de-camillo-berneri-et-de-francesco-barbieri
Assassinat de Camillo Berneri à Barcelone au mois de mai 1937
Lundi 21 Octobre 2019
L’assassinat de Camillo Berneri et de Francesco Barbieri dans la nuit du 5 mai au 6 mai 1937 ne fut rendu public que le 8 mai 1937, dans le Boletín de Información de la Confédération Nationale du Travail (CNT) et de la Fédération Anarchiste Ibérique (FAI). En raison sans doute de l’appel à la trêve lancé le 6 mai 1937, les détails du meurtre ne furent rapportés par Solidaridad Obrera que le 11 mai 1937, quelques jours après la fin des combats. Personne n’a jamais pu établir formellement qui furent les véritables responsables de la mort de Camillo Berneri et de Francesco Barbieri.
Il y a trois versions plausibles. À l’époque, la plupart des sources proches des anarcho-syndicalistes attribuèrent les assassinats aux communistes staliniens. Camillo Berneri n’avait cessé de susciter leur hostilité par ses critiques de la politique communiste en Espagne. Dans un article publié dans Guerra di Classe, un journal anarcho-syndicaliste italien que Camillo Berneri et d’autres libertaires italiens de la Casa Malatesta à Barcelone publiaient depuis le mois d'octobre 1936, Camillo Berneri soutint que l'Union des Républiques Socialistes Soviétiques (URSS) avait envoyé des armes et des cadres en Espagne pour contrôler la lutte des antifascistes et pour entraver le développement de la révolution sociale dans la lutte armée contre le fascisme. D’après Rudolf Rocker, cet article suscita les protestations de l’ambassadeur soviétique à Barcelone, certainement le consul général, Vladimir Antonov-Ovseïenko, et dès lors les agents de Moscou lui vouèrent une haine mortelle.
Compte tenu du conflit de longue date entre, d'une part, Camillo Berneri et les anarcho-syndicalistes et, d'autre part, les communistes staliniens et les méthodes employées par ceux-ci pour liquider leurs adversaires politiques, il est naturel qu’ils aient été accusés. Selon Augustin Souchy, Camillo Berneri et Francesco Barbieri furent tués dans les circonstances suivantes, « Mercredi 5 Mai 1937, vers 17 heures, douze hommes arrivèrent chez eux, pour moitié des Mossos d'Esquadra, les policiers du gouvernement catalan, et pour l’autre moitié des militants du Parti Socialiste Unifié de Catalogne (PSUC) et, semble- t-il, des militants de l'Union Générale des Travailleurs (UGT), portant des brassards rouges. Le chef du groupe, quand on lui demanda son nom, montra sa carte d’identification qui portait le numéro mille cent neuf. Deux membres du groupe restèrent dans l’appartement pour faire une nouvelle fouille. Pendant la nuit du Mercredi 5 Mai au Jeudi 6 Mai 1937, Camillo Berneri et Francesco Barbieri furent tués par des balles de mitrailleuse, comme l’indique l’autopsie. C’était un meurtre froidement calculé. Les indices sont irréfutables. Camillo Berneri et Francesco Barbieri ont été assassinés en tant qu’anarchistes, par des Mossos d'Esquadra et par des membres du PSUC, c’est-à-dire par le Parti Communiste d'Espagne (PCE) affilié à Moscou ».
Cette version coïncide avec celle d'Enrico Arrigoni, le correspondant du journal anarchiste américain Cultura Proletaria qui, comme Augustin Souchy, se trouvait à Barcelone à l’époque. Il affirme également avoir été présent au côté des femmes de Camillo Berneri et de Francesco Barbieri lorsqu’elles identifièrent les corps de leurs maris atrocement mutilés.
Plusieurs semaines après les événements, un article paru le 29 mai 1937 dans le Grido del Popolo, l’organe du Parti Communiste Italien (PCI) en France, sembla accréditer la thèse selon laquelle Camillo Berneri aurait été assassiné par les communistes staliniens. L’article s’efforçait surtout de trouver les responsables des événements du mois de mai 1937 à Barcelone. Camillo Berneri lui-même y était accusé à tort d’avoir fait partie des supposés éléments incontrôlables qui, explique l’article, provoquèrent le soulèvement sanglant contre le gouvernement de Front Populaire en Catalogne. En tant que membre des provocateurs, poursuivait l’article, Camillo Berneri a reçu ce qu’il méritait pendant cette révolte. Si l’article ne suggérait nullement que les communistes staliniens soient intervenus dans la mort de Camillo Berneri, il témoignait bel et bien de la détestation qu’il suscitait chez eux. Il reflétait également l’idée communiste commune à l’époque selon laquelle l’élimination et même le meurtre de militants opposés au Front Populaire pouvaient se justifier. Depuis la guerre, plusieurs auteurs ont accepté la version d’une responsabilité des communistes staliniens dans le meurtre de Camillo Berneri, notamment son gendre Vernon Richards, Abad de Santillán, Pier Carlo Masini et Alberto Sorti.
La version anarchiste officielle de l’assassinat de Camillo Berneri fut présentée par le comité national de la CNT. Dans un manifeste publié au mois de juin 1937, le comité national de la CNT accusa le parti séparatiste catalan Estat Catalá d’avoir déclenché la tragédie des événements du mois de mai 1937 et, par extension, la mort de Camillo Berneri et de Francesco Barbieri. D’après ce manifeste, Camillo Berneri avait été tué parce qu’il disposait d’informations détaillées sur les activités des fascistes italiens en Espagne et dans d’autres pays méditerranéens. Le manifeste laissait entendre que les hommes qui avaient arrêté Camillo Berneri et Francesco Barbieri n’étaient pas des membres du PSUC, mais des éléments profascistes d’Estat Catalá déguisés en policiers qui travaillaient avec la police secrète de Benito Mussolini.
Plus récemment, après de très longues recherches sur le sujet, l’historien Carlos Rama a présenté une variante de la théorie de la conspiration fasciste dans plusieurs publications. Pour résumer, Carlos Rama pense que le plus probable est que Camillo Berneri ait été assassiné par des franquistes de la cinquième colonne sur ordre de la police secrète de Benito Mussolini. Pour appuyer sa thèse, Carlos Rama souligne que l’historien italien Pier Carlo Masini a découvert des documents dans le Casellario Politico Central du ministère de l'intérieur en Italie qui prouvent que, pendant son séjour à Barcelone, Camillo Berneri était sous la surveillance constante d’agents italiens. Ces agents, poursuit Carlos Rama, peuvent avoir infiltré les rangs des groupes anarcho-syndicalistes italiens qui opéraient à Barcelone. Carlos Rama explique que l’intérêt que la police secrète de Benito Mussolini portait aux mouvements de Camillo Berneri était compréhensible. Camillo Berneri était connu pour ses écrits antifascistes, par exemple son Mussolini à la Conquête des Baléares, mais on le disait aussi impliqué dans une conspiration pour assassiner Benito Mussolini. À cet égard, il est important de noter que nous avons des preuves concrètes attestant de la présence et des activités d’agents de la police secrète de Benito Mussolini à Barcelone pendant la guerre civile. Nous savons désormais, par exemple, qu’une lettre de Jean Rous à Léon Trotsky fut interceptée par des agents de la police secrète de Benito Mussolini, puisqu’elle fut découverte des années après dans les archives de la police italienne.
Bien évidemment, la théorie de Carlos Rama remet en question la conviction encore très forte chez de nombreux anarchistes que Camillo Berneri a été tué par les communistes staliniens. Mais certains libertaires, comme Joan García Oliver, soutiennent une thèse similaire à celle de Carlos Rama. Dans son autobiographie Eco de los Pasos, en 1978, Joan García Oliver remarque que les anarchistes accusèrent instinctivement le PSUC d’avoir assassiné Camillo Berneri et Francesco Barbieri en raison de leur haine intense des communistes staliniens.
Mais pour lui, dans la confusion qui régnait à Barcelone pendant les journées du mois de mai 1937, des agents de la police secrète de Benito Mussolini peuvent avoir mis sur pied une telle opération. Il souligne également que l’exécution de Camillo Berneri présente des similitudes frappantes avec celle de ses compatriotes Carlo et Nello Rosselli, qui furent tués en France peu après les événements du mois de mai 1937 par des cagoulards français sur ordre de la police secrète de Benito Mussolini. Le New York Times du 24 septembre 1944 affirme que le meurtre de Carlo et de Nello Rosselli a été ordonné par le comte Galeazzo Ciano.
Dans une lettre à Burnett Bolloten du mois de juillet 1979, Federica Montseny écrit que l’assassinat de Camillo Berneri demeure et demeurera un mystère. Elle est parvenue à cette conclusion après en avoir discuté avec Carlos Rama, « selon Carlos Rama, les auteurs de l’assassinat auraient tout aussi bien pu être des fascistes que des communistes staliniens. Benito Mussolini ne pardonna jamais à Camillo Berneri les campagnes antifascistes que notre malheureux camarade mena pendant ses années d’exil en France et l’acte commis un mois plus tard, au mois de juin 1937, par les tueurs à gages du fascisme qui assassinèrent Carlo et Nello Roselli à Paris, en réalité à Bagnoles de l’Orne, dans les circonstances horribles que nous connaissons, suscite un certain nombre de suspicions. D’ailleurs, Camillo Berneri s’est plus distingué par ses attaques contre le fascisme que par son opposition aux communistes staliniens. Le doute que Carlos Rama a semé en moi lors de nos conversations m’oblige, comme un cas de conscience, à ne pas considérer cette question comme définitivement tranchée ».