Il y a soixante ans, paraissait la Question d'Henri Alleg
Par Nils Andersson
Dimanche 18 Février 2018
À la mémoire d’Henri Alleg, Gilberte Alleg, Léo Matarasso et Jérôme Lindon.
« Dans cette immense prison surpeuplée, dont chaque cellule abrite une souffrance, parler de soi est comme une indécence. Au rez-de-chaussée, c’est la division des condamnés à mort. Ils sont là quatre-vingts, les chevilles enchaînées, qui attendent leur grâce ou leur fin. Et c’est à leur rythme que nous vivons tous. Pas un détenu qui ne se retourne le soir sur la paillasse à l’idée que l’aube peut être sinistre et qui ne s’endort sans souhaiter de toute sa force qu’il ne se passe rien. Mais c’est pourtant de leur quartier que montent chaque jour les chants interdits et les chants magnifiques qui jaillissent toujours du cœur des peuples en lutte pour leur liberté ». Ainsi commence la Question.
Henri Alleg est, depuis 1951, le directeur d’Alger Républicain. Au mois de septembre 1955, le journal est interdit, décision reconnue illégale par le tribunal administratif d’Alger, mais l’interdiction n’est pas levée.
Henri Alleg poursuit son activité militante. Au mois de novembre 1956, pour échapper aux mesures d’internement administratif prises contre les collaborateurs d’Alger Républicain, il passe dans la clandestinité.
Le 7 janvier 1957, Robert Lacoste, ministre résident, en vertu des pouvoirs spéciaux adoptés par l'assemblée nationale française, transfère les pouvoirs de police à l’armée. Le 8 janvier 1957, Jacques Massu entre dans Alger avec huit mille parachutistes et il proclame la loi martiale. C’est le début de la bataille d’Alger. La torture comme moyen de terreur devient méthode de guerre en application des thèses de la guerre contre-révolutionnaire du colonel Charles Lacheroy.
Le 12 juin 1957, Henri Alleg veut contacter Maurice Audin. Maurice Audin a été arrêté le 11 juin 1957. Ce sont des policiers qui ouvrent la porte. Henri Alleg est transféré à el Biar, lieu de torture. Henri Alleg y est supplicié. Il est soumis à un interrogatoire au pentothal. Il résiste à ses tortionnaires. Après un mois, il est transféré au camp de Lodi, lieu où l’on n’a plus d’existence. Henri Alleg parvient à faire parvenir en France une copie de sa plainte pour torture remise au procureur général d’Alger. Gilberte Alleg, la femme d'Henri Alleg, alerte la presse et la Ligue des Droits de l'Homme (LDH). Les risques de disparition lors d’une évasion sont alors grands. Gilberte Alleg publie dans l'Humanité et dans l'Express une lettre ouverte, « si mon mari est encore vivant, il est en danger de mort ». Son engagement et sa ténacité vont permettre le transfert d’Henri Alleg, à la fin du mois d'août 1957, à la prison de Barberousse.
C’est le début de l’histoire de la Question. Léo Matarasso, un des avocats d'Henri Alleg, lui demande de témoigner sur les tortures subies. « Tous ici peuvent en témoigner », répond Henri Alleg. « Oui, mais tous ne savent et ne peuvent écrire », rétorque Léo Matarasso qui le convainc de l’importance qu’il décrive les supplices infligés à de milliers d’algériens. Des précautions doivent être prises. La première est de mettre au courant ses deux frères de cellules qui acceptent de protéger les temps où il écrit et qui aident à cacher les pages de papier de toilette sur lesquelles, d’une fine écriture, Henri Alleg relate la barbarie.
Sortir les feuilles de la prison va être le rôle du collectif des avocats communistes, Léo Matarasso, Roland Rappaport et Pierre Braun. En France, Gilberte Alleg déchiffre les petites lettres, elle tape le manuscrit et elle commence la recherche d’un éditeur. Le témoin est incontestable, le texte est de qualité, les faits sont avérés et les noms des tortionnaires sont désignés, mais Gilberte Alleg et Léo Matarasso reçoivent une succession de refus bien intentionnés. Il est envisagé de publier le texte sous la forme d’un cahier du Secours Populaire. Léo Matarasso s’obstine. Il faut trouver un éditeur. Le manuscrit est remis à Jérôme Lindon qui dirige les Éditions de Minuit. Jérôme Lindon a publié au mois d’octobre 1957 « pour Djamila Bouhired ». Dans ce livre, Georges Arnaud et Jacques Vergès dénoncent les tortures subies par une militante algérienne. Ce document ouvre le front éditorial contre la guerre d’Algérie, les saisies asphyxiant les quotidiens, les hebdomadaires et les revues s’opposant à la guerre, le livre va dès lors jouer un rôle d’information sur les événements d’Algérie normalement dévolu aux médias.
Jérôme Lindon accepte de publier avec empressement le témoignage d’Henri Alleg, « interrogatoire sous la torture ». Adepte des titres courts, il l’intitule la Question. Soulignons que, sans Jérôme Lindon, aucun éditeur n’aurait alors publié le livre qui fut à la guerre d’Algérie ce que fut la photographie de Nick Up d’enfants brûlés au napalm lors de la guerre du Vietnam. Longtemps après, Jérôme Lindon me dira que « les éditeurs français engagés lors de la guerre d’Algérie se comptent sur les doigts de la main ».
Le livre paraît le 18 février 1958. Désignant des tortionnaires, des poursuites judiciaires sont certaines, Jérôme Lindon engage là le sort de sa maison d’édition encore fragile. Ayant connaissance du dossier de Djamila Bouhired, travaillant à ce moment avec Pierre Vidal-Naquet sur « l’affaire Maurice Audin », un français assassiné par ses tortionnaires, avec la Question, écrit Anne Simonin, « Jérôme Lindon va déployer toute son efficace pour donner une forme politique à la dénonciation de la torture ».
Dès sa parution, une diffusion militante est organisée au travers du Comité pour Maurice Audin déjà en activité, du Centre du Landy, qui publie « témoignages et documents », publication semi-clandestine, de la LDH, du Mouvement contre le Racisme et pour l’Amitié entre les Peuples (MRAP), de syndicats et de réseaux anticolonialistes.
Le 20 février 1958, dans France Observateur, Edgar Morin écrit que « ce n’est pas seulement la relation terrifiante de la torture, c’est aussi l’épopée vécue de la résistance à la torture ». Le 21 février 1958, dans l’Humanité, André Wurmser appel à lire la Question. Le 27 février 1958, France Observateur publie des extraits du livre et l’hebdomadaire est saisi.
Le 6 mars 1958, Jean-Paul Sartre publie dans l’Express « une victoire », celle du torturé contre le tortionnaire, dans lequel il écrit « qu’une seule chose nous paraissait impossible, qu’on pût faire crier un jour des hommes en notre nom. Impossible n’est pas français. Henri Alleg vient d’arracher la torture à la nuit qui la couvre. Approchons-nous pour la regarder en plein jour ». La presse de la « contre-propagande française », pour reprendre les termes de Jacques Soustelle, dénonce et commente. Le 15 mars 1958, soixante six mille exemplaires ont été vendu. Le 19 mars 1958, le tirage global de la Question est de soixante treize mille exemplaires. Des traductions anglaises, italiennes, suédoises et néerlandaises sont déjà parues. Le 20 mars 1958, Jérôme Lindon fait afficher dans Paris des affiches grand format, montrant le visage d’Henri Alleg, en noir la couverture du livre barrée avec la phrase de Jean Paul Sartre, « Henri Alleg a payé le prix le plus élevé pour avoir le droit de rester un homme ». Le 27 mars 1958, le commandant Henri Giraud, juge d’instruction au tribunal des forces armées fait saisir la Question « pour participation à une entreprise de démoralisation de l’armée, ayant pour objet de nuire à la défense nationale ». La police judiciaire procède aux éditions, chez l’imprimeur, le brocheur, le diffuseur et dans les librairies, à la saisie d’environ huit mille exemplaires.
André Malraux, Roger Martin du Gard, François Mauriac et Jean-Paul Sartre, rendent publique une adresse solennelle au président de la république dans laquelle ils protestent contre la saisie de l’ouvrage d’Henri Alleg, la Question, et contre toutes les saisies et atteintes à la liberté d’opinion et d’expression qui l’ont récemment précédée. Ils demandent que la lumière soit faite, dans des conditions d’impartialité et de publicité absolue, sur les faits rapportés par Henri Alleg. Ils somment les pouvoirs publics, au nom de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, de condamner sans équivoque l’usage de la torture, qui déshonore la cause qu’elle prétend servir. Absurde mesure du gouvernement pour faire taire la vérité, l’impossible silence sur la Question sera la seconde victoire d’Henri Alleg, mais aussi celle de Léo Matarasso, de Gilberte Alleg et de Jérôme Lindon.
La saisie de la Question ouvre un autre chapitre. Malgré la saisie et l’interdiction de plus de trente livres et malgré les poursuites, les condamnations, les pressions et les attentats, le front éditorial, notamment les Éditions de Minuit et les Éditions François Maspero, mettra la censure en échec. Demeure aujourd’hui encore l’interrogation de Pierre Vidal-Naquet dans la Raison d’État, « comment fixer le rôle, dans l’état futur, de la magistrature, de l’armée ou de la police, si nous ne savons pas d’abord comment l’état, en tant que tel, s’est comporté devant les problèmes posés par la répression de l’insurrection algérienne, comment il a été informé par ceux dont c’était la mission de l’informer, comment il a réagi en présence de ces informations et comment il a informé à son tour les citoyens ».