Un débat qui s'ouvre sur un passé très présent
Par Pierre Salvaing
Lundi 18 Mai 2020
Par son témoignage, Jacques Kirsner lance un débat qui est bien davantage qu’un simple rappel d’anciens combats et d'anciens combattants, même s’il en prend nécessairement la forme. Ce témoignage, courageux à sa façon, est déjà utile pour notamment, comme il le dit lui-même, contrecarrer les fausses informations, les fausses biographies comme celle de Claude Chisserey parue sur Wikipedia. On m’y prête notamment des propos et des responsabilités que je n’ai jamais tenus ni eues.
J’en suis personnellement d’autant plus heureux que ce genre de témoignage participe de ce que j’espérais en réalisant mon travail en 2016, « ce que je sais de ce fut l'Organisation Communiste Internationaliste (OCI) ».
Car, derrière la question de ce fut et de ce que fit l’OCI et sa direction dans les années 1960 et 1970, se profile un autre débat encore plus important et surtout actuel. Qu’est-ce que peut être, que pourrait être et que devrait être, une organisation révolutionnaire ? Débat nécessaire aujourd’hui où ne demeurent que quelques buttes-témoins, parfois très abîmées, de ce qui fut alors construit dans l’objectif affirmé de mettre à profit la période que nous définissions comme ouverte en 1968, construire une avant-garde pour permettre à la classe ouvrière de prendre le pouvoir à l’échelle planétaire, chasser le capital et, pour cela, surmonter l’obstacle gigantesque dressé par le stalinisme et ceux qui lui étaient subordonnés.
Débat très nécessaire aujourd’hui, où le prolétariat est presque totalement privé de représentation politique, a fortiori d’avant-garde, et pas seulement en France, tandis que la catastrophe dont parlait déjà Vladimir Lénine n’a jamais paru aussi imminente.
Je suis d’accord avec Jacques Kirsner pour insister sur l’importance majeure de 1968. Oui jusqu’au Vendredi 10 Mai 1968, la Fédération des Etudiants Révolutionnaires (FER), et non pas l’OCI, a joué un rôle déterminant dans la mobilisation et les manifestations étudiantes.
Quant aux événements du Vendredi 10 Mai 1968, je me demande encore s’il fut simplement un tournant pour l’OCI, ou s’il ne fut pas surtout un révélateur de ses faiblesses internes, politiques et organisationnelles. L'organisation s’est fêlée sous le choc qu’elle-même contribuait à impulser. Et, comme le rappelle Jacques Kirsner, il ne lui fut pas possible, c’est-à-dire pas permis, de se donner les moyens d’en discuter et donc de corriger.
Jacques Kirsner écrit en effet que « Pierre Lambert nous a réunis, Claude Chisserey, Jacques Lombard et moi, Christian de Bresson, blessé dans les affrontements, était à l’hôpital, pour en substance nous expliquer que si nous ouvrons cette discussion, Stéphane Just, François de Massot et Xavier, seront dénoncés et l’organisation n’y survivra pas. Il faut sortir de cette crise par le haut. Nous en parlerons plus tard ».
A mon avis, il faut aller plus loin. A mon avis, ce qui peut avoir fait agir ainsi Pierre Lambert, c’était le risque de mise en cause de sa propre responsabilité dans ce qui s’est passé, Vendredi 10 Mai 1968, il était absent. Préférer un congrès syndical, comme il a été dit qu’il y participait à ce moment là, à être présent à la tête de son organisation lors de journées aussi cruciales, cela avait déjà tout l’air d’une orientation politique.
Mais ne s’agit pas d’abord de Pierre Lambert. Il s’agit de l’OCI tout entière. Une organisation qui n’a jamais été capable, dans son mode de fonctionnement, de faire en sorte que son principal dirigeant rende jamais de compte réel sur son activité, c’est déjà un signe de faiblesse politique profonde, à terme mortelle, dans la conception même de sa construction. Le contrôle de la direction est pourtant la première garantie d’un fonctionnement démocratique.
Pierre Lambert n’a jamais eu à rendre compte de son activité, ni en 1968, ni avant, ni par la suite. Il a mené en toute liberté les manœuvres qu’évoque rapidement Jacques Kirsner. Celles-ci, à mon sens, furent à la base des dérives profondes qui conduisirent l’OCI et le Parti Communiste Internationaliste (PCI) à sa perte. De même, il n’y a qu’à lui seul que les permanents politiques devaient rendre des comptes, et jamais aux congrès de l’organisation. Il y a là, je le redis, responsabilité collective et d’organisation, très éloignée d’être celle du seul Pierre Lambert.
Aucun être humain, aucun dirigeant d’organisation qui se veut révolutionnaire, si brillant, expérimenté et habile soit-il, ne peut résister seul à la pression de la société bourgeoise, ni en fin de compte à sa corruption politique. Et le corrompu, du sommet où il se trouve, devient corrupteur à son tour.
L’histoire de ce que nous appelons le trotskysme fut jalonnée de dirigeants solitaires et de caudillos, dont l’isolement sonna le glas de leurs organisations. Léon Trotsky n’avait jamais procédé ainsi. Bien entendu, c’est loin d’en être la seule cause.
La démocratie dont se réclamait à cor et à cri le PCI, en se sabordant en 1984 au profit d’un prétendu Mouvement Pour un Parti des Travailleurs (MPPT), ancêtre des actuels Parti Ouvrier Indépendant (POI) et Parti Ouvrier Indépendant Démocratique (POID), qui s’en réclament toujours, cette démocratie était clamée par une organisation au sein de laquelle la seule véritable démocratie, la démocratie ouvrière, était depuis longtemps astucieusement mais totalement bafouée, les victimes, ses militants, étant associés à l’application permanente de ce déni.
C’est pourquoi Jacques Kirsner a raison d’insister, en opposition, sur le caractère très démocratique du fonctionnement du Comité de Liaison des Etudiants Révolutionnaires (CLER) et de Révoltes. Ce fonctionnement était en effet contradictoire avec celui de l’OCI, qui n’était encore qu’une organisation aux effectifs inférieurs à ceux de son organisation de jeunesse.
C’est pourquoi mon opinion est que l’organisation de jeunesse a été volontairement affaiblie, puis quasiment détruite par la direction de l’OCI, c’est-à-dire essentiellement par Pierre Lambert. L'Alliance des Jeunes pour le Socialisme (AJS), après la FER et Révoltes, se développait rapidement et assez sainement. Je tempère ce jugement parce qu’en même temps se développait un système de violence qui ne s’exerçait pas seulement de manière défensive, nécessaire contre le stalinisme, mais qui se généralisait et qui agissait comme un véritable repoussoir pour de nombreux jeunes en quête d’organisation où se battre.
La perspective de la construction de l’Internationale Révolutionnaire de la Jeunesse (IRJ), concrétisée au rassemblement d’Essen de 1971 puis, pendant quelque temps, dans l’activité internationale réelle de l’Union Nationale des Etudiants de France (UNEF), semblait pouvoir devenir un objectif tangible.
Mais cette perspective n’entrait certainement pas dans l’orientation non-formulée de la véritable direction de l’OCI, dont Alexandre Hébert faisait effectivement partie.
Les cadres et les dirigeants de cette organisation de jeunesse ont été à peu près tous retirés du travail jeune pour devenir permanents au début des années 1970.
C’était une façon de mettre en cage des oiseaux de haut vol et de leur retirer progressivement toute liberté d’élaboration politique. C’était aussi une façon d’affaiblir politiquement l’organisation de jeunesse, précisément au moment où la prise de l’UNEF nécessitait à l’inverse un investissement d’autant plus vigoureux. Claude Chisserey et Charles Berg n’auraient pas dû alors être retirés du travail jeune, pas plus que les autres cadres étudiants permanentisés. Mais ils l’ont accepté et l’OCI et ses congrès l’ont accepté.
C’était une façon de mettre fin au danger d’émancipation politique permanent qui jaillit constamment d’une véritable organisation de jeunesse révolutionnaire. L’organisation de jeunesse est donc devenue un simple appendice de l’OCI, doublée de ce que Jacques Kirsner appelle les bonnes à tout faire de l’UNEF.
La prise de l’UNEF fut à ce titre une sorte de victoire catastrophique, de celles qui écrasent le vainqueur. Le fait que l’OCI ait été la seule organisation à l’occuper, la défendre et tenter de la construire, fut pour les jeunes militants une tâche écrasante, et déformante.
Jacques Kirsner fait cependant une erreur de date. Si ma mémoire est bonne, Yves Bonin et Michel Lanson ont adhéré à la FER dans la section des Lettres de la Sorbonne en 1968. Ils constituaient avec un troisième jeune militant, dont je ne sais plus rien, Coster je crois, un robuste et sérieux trio.
Jacques Kirsner fait une autre erreur de date. L'appel à la participation, contre laquelle nous avions tant combattu et le combat grâce auquel nous avions conquis l’UNEF, ne date que de l’automne 1981, comme appui direct au gouvernement de François Mitterrand, pas avant.
Nous avons littéralement, politiquement donné l’UNEF au Parti Socialiste. Il devenait donc parfaitement cohérent et inévitable que le corps des militants étudiants, dirigé par Jean Christophe Cambadélis, suive quelques années plus tard.
Claude Chisserey en avait certainement eu la perception, comme l’évoque encore Jacques Kirsner. Un souvenir personnel, au printemps 1979, au moment même où Charles Berg se faisait exclure de l’OCI par une manœuvre surprise de Pierre Lambert lors d’un congrès, Pierre Lambert était, bien entendu, depuis longtemps très informé de ce qu’il reprocha si opportunément à Charles Berg à ce moment choisi par lui, Claude Chisserey me demanda, comme il avait dû le faire à d’autres, si je serais prêt à participer à une fraction avec lui s’il en venait à cette décision. Oui, lui répondis-je aussitôt. Je partais alors pour la province.
Un détour, ce qu’on appela l'affaire de Charles Berg fut en réalité une affaire de l'OCI. La preuve est que, en 1981, pour aller à marches forcées vers la proclamation du PCI, c’est la méthode de Charles Berg de recrutement qui fut officiellement adoptée par l’unanimité du comité central.
L’affaire de Charles Berg m’avait, comme bien d’autres militants, profondément déstabilisé. J’ai écrit à Claude Chisserey quelques mois plus tard pour lui demander où en était son projet. Je ne recevais pas de réponse. Nous connaissons la suite, pour ce que nous en savons.
Les souvenirs de Jacques Kirsner mentionnent mais ils ne précisent pas le contenu des manœuvres du dirigeant incontrôlé de l’OCI qu’était Pierre Lambert. Ces manœuvres n’étaient pas uniquement syndicales, elles étaient aussi politiques. Elles conduisirent entre autres à la transformation de l’OCI en machine à faire voter pour François Mitterrand au premier tour des élections présidentielles de 1981, puis en flanc-gauche des gouvernements de François Mitterrand. Elles menèrent au MPPT, à quoi participèrent activement des dirigeants de la Confédération Générale du Travail (CGT) Force Ouvrière, c’est-à-dire à la destruction du PCI trois ans à peine après sa proclamation, avec des chiffres d’adhésion falsifiés. Sur le plan syndical, elles conduisirent à une catastrophe, le passage brutal de centaines de militants et de cadres enseignants de la Fédération de l'Education Nationale (FEN) à la CGT Force Ouvrière laissa dans la FEN les mains libres aux courants politiques qui souhaitaient depuis longtemps sa destruction, le Parti Communiste Français et le Parti Socialiste. La FEN organisait des centaines de milliers d’enseignants. Après elle, la réforme de Lionel Jospin, première brèche d’importance dans la forteresse de l’école publique, en fut le premier résultat.
Et puis ces manœuvres constituaient aussi l’essentiel de l’activité professionnelle du dirigeant de l’OCI. L'interpénétration véritable des pouvoirs à la sécurité sociale comprenait Pierre Lambert au cœur du dispositif par le biais de ses responsabilités syndicales. Rien d’important n’a encore été dit sur ce pan obscur mais important de notre histoire, dont une des conséquences fut tout de même la condamnation et l’incarcération de deux importants militants, Jean Garabuau et Yvon Lheur. Elles furent aussi pour beaucoup dans la sombre histoire de la Mutuelle Nationale des Etudiants de France (MNEF).
Enfin, les souvenirs de Jacques Kirsner n’abordent pas un autre épisode qui ébranla également profondément Claude Chisserey, ainsi que Charles Berg, comme il le relate dans un entretien avec Karim Landais, l’affaire de Michel Varga.
Cette affaire, véritable provocation calomnieuse contre un militant hongrois membre du bureau politique, dont les divergences politiques s’affirmaient, eut des conséquences dramatiques pour un certain nombre de camarades. Durant des années, ceux qui avaient suivi Michel Varga furent très violemment frappés, pourchassés jusque dans leur travail, voire même dénoncés comme ce fut le cas au moins dans certains pays de l'est, comme la Hongrie et la Yougoslavie.
Pierre Broué se rendit en personne en Yougoslavie pour y dénoncer les camarades qu'il avait d'ailleurs pour l'essentiel, voire la totalité, lui-même gagnés au trotskysme. Car Jacques Kirsner oublie dans son texte, où il mentionne Jean Jacques Marie pour son travail remarquable vers les pays de l'est, Pierre Broué qui fut un constructeur exceptionnel dans ce travail difficile.
L'affaire de Michel Varga eut des conséquences aussi, plus secrètes, sur l’OCI. Elle prépara d’autres affaires dont celle contre Charles Berg en 1979 et l’exclusion de Stéphane Just en 1984, notamment. Et elle affaiblit considérablement tout ce qui avait été patiemment et si difficilement construit dans les pays sous l’emprise du stalinisme. Le silence qui est retombé sur cette affaire durant des décennies ne fait qu’en souligner, en creux, l’importance. Les placards de l’OCI et du PCI sont vastes, mais les cadavres les mieux cachés finissent bien par en sortir.
Car jamais l’OCI ni le PCI ni leurs successeurs et leurs succédanés n’ont émis la moindre critique sur cette persécution digne du stalinisme, ni réhabilité Michel Varga dans sa dignité de militant ouvrier, seule manière en somme de se réhabiliter soi-même. Sur cette question aussi, très peu de choses a encore été écrit. J’avais commencé à le faire dans mon travail publié en 2016.
J’espère, moi aussi, que d’autres témoignages et points de vue viendront enrichir cette discussion très actuelle. Bien entendu, ce qu’écrit Jacques Kirsner ne manquera pas de susciter moult cris de haine, comme nous pouvons déjà les lire sur les commentaires dans Mediapart. Mais il faut trier dans cela tout ce qui peut faire avancer.